La place de la neutralité du professeur dans un débat spontané

Résumé

Au cours d’un débat spontané entamé en classe avec des élèves de terminale, une enseignante est sollicitée pour donner son avis sur un sujet de société. La question de sa neutralité est alors en question dans la réponse qu’elle peut apporter à cette demande.

1. La situation

Dans un lycée polyvalent accueillant des élèves d’un milieu plutôt favorisé, une professeure exerce en tant que contractuelle 10 heures par semaine auprès d’une classe de terminale en filière technologique ST2S, comprenant 28 élèves. Il s’agit d’une séquence auprès de cette classe.

La situation se déroule un mardi du mois de janvier 2023 lors d’une séance d’une heure (13h15 à 14h20) en demi-groupe (14 élèves). Le demi-groupe dont il est question est dynamique, participatif et comporte les élèves de la classe pouvant être qualifiés de “bavards” et “distraits”, contrairement à la seconde partie de classe qui a une attitude plus “scolaire” et attentive. Ce groupe a tendance à « orienter » le cours vers des apartés en lien avec le cours ou non.

Concernant la salle de classe, elle est disposée de manière « classique », en cours magistral avec les tables des élèves alignées face au professeur qui a le dos au tableau. Les élèves sont assis et le professeur debout.

En début de séance, la professeure accueille comme à son habitude ses élèves et leur rappelle le travail fait durant les séances précédentes afin de pouvoir poursuivre. Cette séance est une continuité des séances précédentes autour de l’origine et l’évolution des politiques sociales en France. Pour la débuter, elle propose aux élèves de participer à un questionnaire au sujet des représentations du niveau économique d’un foyer. Le questionnaire projeté sur le tableau numérique, le professeur le remplit grâce aux propositions des élèves. Au fil des questions, quelques remarques émergent, notamment sur les revenus des ménages puis les domaines d’interventions sociales du gouvernement, sur lesquelles la professeure décide de ne pas intervenir dans l’objectif de poursuivre la progression de la séance, tout en gardant à l’esprit les remarques émises.

Une fois le questionnaire terminé, une conclusion globale est faite par la professeure qui demande s’il y a des questions. Une élève finit par dire : « Mais il y a des profiteurs aussi ! » à l’égard des aides sociales possibles. Deux-trois autres élèves acquiescent. A cette remarque plus « incisive », la professeure comprend que certains élèves éprouvent le besoin de s’exprimer à la suite de l’exercice précédent. Le professeur décide alors de s’adresser à toute la classe et demande : « Qu’est-ce qu’un profiteur pour vous ? ». Les élèves ayant affirmé le fait énoncé ont des difficultés à expliquer leur remarque et à exprimer leurs pensées mais finissent par dire : « C’est quelqu’un qui profite du système. » Une discussion spontanée commence donc autour des prestations sociales et des « profiteurs ».

Pour caractériser les propos, la professeure demande des « cas concrets » et une élève explique qu’il existe des personnes qui profitent des allocations chômage et ne cherchent pas à retrouver un emploi. Cet élément appartenant au programme, le professeur fait un rappel sur le système de protection sociale (vu en classe de première pour ces élèves) et interroge en particulier les conditions d’accès à la prestation du risque chômage. Les élèves ne se rappelant plus de toutes les notions, concepts et conditions, la professeure poursuit en indiquant au tableau les éléments. Elle explique les modalités, les conditions d’accès à la prestation et souligne la notion de “droit”. Les élèves sont toutefois toujours sceptiques et restent sur leur position. Deux élèves poursuivent : « Mais il y en a, ils ne travaillent pas du tout et ils ont des aides ». La professeure rebondit aussi dessus en évoquant l’exemple de l’attribution du Revenu de Solidarité Active et la précarité des allocataires. Si certains élèves commencent à comprendre le système d’aide sociale et de prestations sociales, d’autres conservent leur opinion exprimée au début du débat.

C’est alors qu’un élève s’adresse directement au professeur et lui demande : “Et vous, vous en pensez quoi madame ?”. Surprise et déstabilisée par la question, celle-ci demande à cet élève des précisions sur ce qu’il veut savoir. Il dit alors “vous pensez qu’il y a des profiteurs ?”, “vous pensez quoi des aides ?”.  La professeure reprend alors la notion de “droit” et insiste là-dessus en disant que “si ces droits existent c’est pour que des personnes en bénéficient et qu’il faut remplir des conditions pour y avoir accès. En remplissant ces conditions et donc en percevant ces prestations, cette personne est légitime dans la perception de cette aide”. Elle finit par dire “mais ce n’est que mon point de vue, vous pouvez penser ce que vous voulez sur le sujet”. L’élève acquiesce en disant que c’est vrai même si certains sont toujours dubitatifs.

N’ayant plus de questions, le débat est suspendu pour continuer la séance initialement prévue. La professeure sentant que des élèves sont toujours en pleine réflexion sur le débat décide de leur proposer une vidéo explicative sur les prestations sociales qui sera diffusée en fin de séance après l’activité prévue.

2. Les questions que pose la situation 

Suite à l’exposé de cette situation, des questions semblent émerger telles que :

  • Quelle est la place de l’enseignante dans un débat spontané ?
  • Les propos de l’enseignante étaient-ils neutres ? ou ont-ils influencé les élèves dans leur réflexion ?
  • Les savoirs / connaissances donnés aux élèves relèvent-ils d’une conviction personnelle ?
  • Quels propos une professeure doit-elle adopter lorsqu’un élève lui demande son avis ? Doit-il reporter pour plus tard sa réponse ? Doit-il interrompre sa séance pour cela ? Faire comme si rien n’avait été exprimé ?

Toutefois, un problème en particulier semble émerger : celui de la neutralité de la professeure dans ses fonctions (lorsque les élèves lui demandent son avis sur un sujet). D’après le Larousse, la neutralité se définit comme « l’État de quelqu’un, d’un groupe qui ne se prononce pour aucun parti”. Dans le milieu scolaire, la neutralité est un principe juridique de l’administration publique, une posture professionnelle à adopter. Le professeur doit s’abstenir de tout propos ou de tout comportement discriminatoire, de toute forme de manifestation, qui pourrait faire douter de sa neutralité. Michel DELATTRE, philosophe, interroge cette posture dans un article publié par le réseau CANOPÉ 1Https://www.reseau-canope.fr/les-valeurs-de-la-republique/neutralite.html en écrivant :  “Les professeurs ne sont pas indifférents ; ils transmettent en effet une morale de l’École et de la République, qui est une morale commune, non partisane ; et c’est en ce sens-là qu’ils ont aussi le devoir d’être neutres.”

Dans la situation, la mise au travail des élèves et la progression de la séance invite à un débat spontané, non anticipé par la professeure mais auquel il semble nécessaire de répondre. La demande formulée par les élèves de l’avis personnel de la professeure vient compliquer la réponse à apporter.

Une réponse « neutre et éclairée » doit être apportée mais la difficulté réside dans un premier temps dans le manque d’éléments à présenter aux élèves pour nourrir leur réflexion et la construction de leur opinion de citoyen. Il n’y a effectivement pas eu de « préparation » spécifique au préalable avec des éléments factuels puisque la professeure a été interpellée. Elle doit donc improviser pour répondre aux attentes et besoins des élèves (que ce soit de la curiosité ou pour développer leurs connaissances) tout en tenant compte de ses devoirs : ne pas exposer ses propres convictions. De plus, il s’agit de ne pas « influencer » les élèves dans leur opinion mais de les aider à élaborer leur propre vision des choses et de les amener à développer leur capacité de réflexion sur un sujet.

Enfin, la clôture du débat spontané et improvisé est délicate puisqu’il s’agit d’apporter des informations mais également de poursuivre la progression de la séance.

La difficulté soulevée par la situation réside dans la crainte d’avoir influencé ou d’influencer l’opinion des élèves et aussi de répondre en apportant des savoirs / connaissances pour conserver son impartialité, sa neutralité.

3. Dimension réglementaire

Lorsqu’une situation semble conflictuelle ou problématique, il est important de se rappeler que des textes de lois, des règlements, des référentiels existent afin de nous guider dans notre pratique.

Dans notre situation, il semble nécessaire de se référer au référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat, au texte relatif aux droits et obligations des fonctionnaires et au parcours citoyen des élèves dans le cadre de leur scolarité et notamment pour l’enseignement moral et civique. Nous pouvons notamment nous appuyer sur la charte de la laïcité qui garantit la liberté de conscience, la liberté d’expression des élèves et le devoir du personnel concernant la neutralité.

Tout d’abord, l’école participe à la formation des citoyens de demain. La loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République dispose qu’ « au titre de sa mission d’éducation à la citoyenneté, le service public de l’éducation prépare les élèves à vivre en société et à devenir des citoyens responsables et libres, conscients des principes et des règles qui fondent la démocratie ». De plus, la circulaire du 23 juin 2016 introduit la notion de “parcours citoyen de l’élève” dans les établissements. Elle en précise les grands objectifs ainsi que les modalités de pilotage et de mise en œuvre. Ce parcours citoyen au sein des lycées vise à faire prendre conscience aux élèves de leurs droits, de leurs devoirs, de leurs responsabilités. Autrement dit, il s’agit d’un “parcours éducatif qui vise à la construction, par l’élève, d’un jugement moral et civique, à l’acquisition d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement dans des projets et actions éducatives à dimension morale et citoyenne 2Selon la Circulaire n° 2016-092 du 20-6-2016 du Ministère en charge de l’Education Nationale https://www.education.gouv.fr/bo/16/Hebdo25/MENE1616142C.htm#:~:text=Le%20parcours%20citoyen%20est%20donc,%C3%A0%20dimension%20morale%20et%20citoyenne. A travers ce parcours citoyen lors de la scolarité, les professeurs transmettent les valeurs et principes de la République en abordant les grands champs de l’éducation à la citoyenneté : la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes et le respect mutuel, la lutte contre toutes les formes de discrimination, la prévention et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, contre les LGBTphobies, l’éducation à l’environnement et au développement durable, la lutte contre le harcèlement. Ici, il s’agit de lutter contre les « stéréotypes » et la discrimination en apportant des informations neutres et factuelles. Cet axe d’accompagnement interdisciplinaire pose la question du “Comment enclencher, chez les élèves, le passage de l’opinion à l’esprit critique ? » 3Céline Chauvigné, Michel Fabre et Roger Monjo, « La neutralité à l’école : Entre repères, apprentissages et postures », Éducation et socialisation [En ligne], 64 | 2022, mis en ligne le, consulté le 09 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/18910 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.18910

Par ailleurs, le bulletin officiel du 25/07/2013 relatif aux compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation indique que l’enseignant a pour mission d’instruire et d’éduquer les élèves, concourir à leur insertion professionnelle et sociale en les préparant à « l’exercice » citoyen et notamment la recherche du bien commun, en excluant toute discrimination.

Enfin, dans son article 25 de la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, il est indiqué que « le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité » et « dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. » Cette obligation de neutralité impose un comportement dicté uniquement par l’intérêt des élèves dans la construction de leur personnalité et en apportant des éléments factuels à leur réflexion sans les influencer. Cette loi a été remaniée avec l’ordonnance du 24 novembre 2021, qui dispose dans l’article L 121-2 (du Code Général de la Fonction Publique) l’obligation de neutralité qui s’impose à tout fonctionnaire. Cette obligation cadre ainsi l’intervention du fonctionnaire sous le principe de la laïcité, notamment en ce qui concerne les opinions religieuses. En ce qui concerne l’enseignant, une fiche du Vadémécum de la laïcité l’aborde nommément dans la Fiche 19 intitulée “Devoir de neutralité des enseignants”. Cette fiche explique :

La jurisprudence croise la liberté d’opinion garantie à tous avec l’obligation de réserve qui s’impose à tout fonctionnaire. Cette notion est interprétée par les juges ; elle évolue donc et est fonction de cette interprétation.

L’obligation de réserve de tout fonctionnaire rencontre ainsi la mission de l’enseignant de veiller à faire partager les valeurs de la République 4Compétence P1 du Bulletin officiel n° 13 du 26 mars 2015, qui mentionne d’ailleurs clairement la possibilité des débats. Il doit participer à la construction du parcours citoyen de chaque élève. Le site de l’Education Nationale précise à ce sujet : “la sensibilité permet d’exprimer et de développer une conscience morale dans le respect des autres”.

L’ensemble de ce cadre réglementaire permet de situer l’action de la professeure afin de respecter les obligations et devoirs dans l’intérêt des élèves.

4. Ce qu’en disent des collègues

L’avis des collègues

Dans un premier temps, dans le cadre de ce sujet, un entretien a été mené avec un professeur de français/histoire géographie. En effet, son retour d’expérience peut permettre d’étudier le thème “en pratique”. De plus, sa discipline est susceptible de susciter le débat au fil de l’année. Enfin, il est expérimenté et a vécu des situations concrètes et suscitant la réflexion. La relation avec ce professeur a permis d’avoir un entretien sincère où il s’est senti en sécurité pour exposer son “intimité professionnelle” sans danger.

Ce professeur a déjà été interpellé par ses élèves pour donner son opinion personnelle. Deux situations ont été évoquées lors de l’entretien. La première concerne la peine de mort, la seconde la vaccination contre la covid-19.

La première s’est déroulée pendant les dernières élections présidentielles. Un candidat, Monsieur Zemmour, a émis l’hypothèse de rétablir la peine de mort. Un débat spontané s’est mis en place. Le professeur a alors expliqué les institutions permettant de rendre justice, leurs rôles, leur fonctionnement. Il a fait appel à la loi et à expliquer les fonctions de la justice dans le maintien des règles de la société. Il a expliqué les règles constitutionnelles permettant de “protéger” les institutions de la société. Ce professeur s’est impliqué dans la réponse apportée. Il reconnaît avoir fait comprendre son opinion en fin de débat. Il respecte la neutralité mais explique que ce sujet faisait appel à des “émotions” qui ont influencé sa réponse en fin de débat.

Pendant la seconde situation concernant la vaccination contre la covid-19, le professeur a fait appel à son collègue de sciences pour la compréhension du mécanisme des vaccins. Parallèlement, il a fait un historique de ce principe en expliquant que cela avait permis de sauver de nombreuses vies. En fin de séance le professeur dit avoir spécifié sa vaccination personnelle et ce malgré le fait que le secret médical ne l’y obligeait pas.

Le professeur pense qu’il est préférable de s’appuyer sur la loi, les informations factuelles pour respecter le devoir de réserve de l’enseignant. Cependant, la neutralité est selon ce professeur “un idéal” difficile à concilier sur le terrain. Il conclut l’entretien en disant que : “les enseignants sont aussi humains”.

L’avis des élèves

Dans un second temps, les élèves issus de la situation présentée ont été questionnés sur la notion de neutralité et leurs représentations. Pour ce faire, la professeure s’est appuyée d’un questionnaire en ligne permettant de recueillir de manière directe les réponses.

            Les questions ci-dessous ont été posées :

  • D’après vous, un professeur peut-il donner son avis sur une religion ou mettre sa religion en avant ? Pourquoi ?
  • Peut-il donner son avis sur un mouvement/parti politique ou mettre en avant le sien ? Pourquoi ?
  • Connaissez-vous le terme « neutralité » ?
  • Que cela évoque-t-il pour vous ?
  • D’après le Larousse, la neutralité se définit comme : État de quelqu’un, d’un groupe qui ne se prononce pour aucun parti ; caractère de leurs œuvres, de leur attitude : Observer une neutralité absolue dans un conflit.
  • Pensez-vous que les enseignants y sont tenus ? Pourquoi ?
  • Avez-vous déjà eu le sentiment que votre professeure ait manqué de neutralité ? ou qu’elle ait ouvertement donné son avis/positionnement sur un sujet ? Si oui lesquels ? Qu’avez-vous ressenti ? Cela a-t-il influencé vos opinions, vos avis ou votre réflexion sur le sujet ?

            D’après les réponses recueillies, les élèves ont une vision plutôt claire de la notion de neutralité et les raisons qui obligent les enseignants à s’y tenir. Les élèves disent notamment que c’est “un devoir”, “pour ne pas influencer les élèves”, “pour ne pas donner son avis”, “ce n’est pas son rôle” …

            À la suite du questionnaire, la professeure leur a expliqué pourquoi elle avait choisi de les questionner sur cette thématique. Après leur avoir rappelé la situation d’interpellation, beaucoup d’élèves ont dit s’en souvenir. S’en est suivi une discussion autour du débat et de la position de la professeure. Certains élèves expliquent que la professeure ne les a pas influencés mais leur a apporté des réponses à l’aide de connaissances. D’autres disent tout simplement que la professeure a argumenté et expliqué la situation sans montrer un avis ou en se positionnant de manière visible sur la thématique. De manière globale, les élèves disent ne jamais avoir été influencés dans leurs réflexions mais que cela leur a permis de mieux comprendre le sujet.

5. Les ressources universitaires

Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de la neutralité. Nous pouvons notamment citer quelques sources :

Le réseau Canopé a publié deux capsules vidéo de Michel Delattre, professeur de philosophie à Sciences-Po, Saint Germain en Laye, qui s’exprime au sujet du terme NEUTRALITÉ. Il explique que la neutralité n’est pas l’abstention. Ce n’est pas l’absence d’opinion, bien au contraire. La neutralité concerne tous les fonctionnaires, et donc chaque enseignant. C’est une obligation fondamentale.

La neutralité est “une conviction républicaine forte”, qui engendrent deux devoirs impératifs envers les élèves : l’absence de discrimination (raciale, religieuse, raciale ou sexuelle) et l’absence d’expression d’opinions personnelles, que ce soit par ses propos, ses attitudes ou son comportement. Autrement dit, la neutralité est une morale qui doit être partagée par tous, une “valeur commune, non partisane”, pour le vivre ensemble dans la société.

La neutralité correspond à transmettre les valeurs républicaines, pour d’une part former les élèves à être des “citoyens qui seront capables de prendre position en connaissance de cause”, les enseignements étant délivrés avec un souci “de vérité et de lucidité” et d’autre part, de faire connaître, comprendre et respecter les valeurs de la République.

D’autre part, selon le document « La neutralité de l’enseignant laïque » de Céline PIOT maîtresse de conférences à l’université de Bordeaux et référente Laïcité Inspé, la neutralité signifie « ni l’un ni l’autre » en latin pour désigner la séparation de l’Église, de la politique et de l’administration. Ainsi elle y est définie comme un refus de discrimination entre citoyens selon leurs opinions ou représentations. Elle concerne aussi un état d’esprit qui consiste à s’abstenir d’émettre un jugement de valeur à l’encontre d’un « objet ». Pour les enseignants, il s’agit de restituer un savoir objectivement.

Les principes de neutralité (selon G. Leroux cité dans cet article) sont de trois types :

  • Le refus de toute discrimination car elle permet à chaque citoyen de vivre librement,
  • La liberté de conscience religieuse et morale avec des enseignements impartiaux,
  • Et l’absence de prosélytisme pour que les élèves s’émancipent.

Ces principes correspondent à une posture professionnelle à laquelle les élèves peuvent s’identifier. Néanmoins, la méconnaissance des concepts de laïcité et de neutralité pousse les enseignants à éviter ces sujets pour ne pas gérer de situations délicates. En effet, la neutralité est souvent « réduite » à « ce que l’on de doit pas dire ou faire » et incite à s’abstenir de tout débat ou à considérer qu’il concerne les professeurs de philosophie, d’histoire. De plus, il existe une confusion entre laïcité et tolérance. C’est donc l’évitement du sujet.

Selon l’enquête « Les enseignants et la laïcité » menée de décembre 2017 à avril 2018 par le Comité national d’action laïque (CNAL) auprès d’un échantillon de 999 professeurs, cette auto-censure concerne 12 % des personnes interrogées. Elle n’est pas liée à l’inexpérience. Il est cependant à noter que lors des années 1980, il n’y avait plus de formation explicite sur le sujet mais ce n’est plus le cas depuis 2004. Il existe donc une différence de formation initiale entre les professeurs.

Il existe une demande de formation. 74 % des enseignants disent ne pas avoir cette formation initiale qui existe pourtant mais n’apparaît pas spécifiquement dans l’intitulé des modules. Il est d’ailleurs à noter que les étudiants de M2 font moins d’erreurs que les M1 lorsqu’ils sont interrogés sur la laïcité et la neutralité. 94 % des professeurs disent ne pas avoir de formation continue sur ce thème et il est vrai qu’il existe une diminution de ces propositions pour des raisons budgétaires. La formation n’est donc pas superfétatoire et pourrait être améliorée quantitativement et qualitativement selon cet article.

Les professeurs pourraient ainsi utiliser le débat comme outil pédagogique dont l’objectif serait d’apprendre à distinguer les registres des discours pour développer les capacités de discernement des élèves. La laïcité est en effet une compétence qui permet à l’élève de solliciter des ressources pour répondre à une situation, c’est un exercice de réflexion, d’observation de la diversité des opinions et d’argumentation.

Plus le sujet est proche des intérêts des élèves et plus l’esprit critique est amoindri car le thème fait appel aux affects. Cependant, la laïcité est liée à la formation des citoyens et est mobilisatrice.

La posture de l’enseignant doit éviter les dérives :

  • Normatives (moraliser sans les savoirs),
  • Relativistes (mettre science et croyances au même niveau),
  • La distance (entre savoirs et pratiques scolaires).

Avoir conscience de ces travers est nécessaire. Raisonner librement et de manière factuelle avec les élèves est donc compatible avec la neutralité.

Dans le rapport d’Anais BRAY, collaboratrice scientifique CREN, il est présenté une enquête qualitative menée en 2018-2019 ayant permis une analyse des stratégies d’action professionnelles et des pratiques de neutralité chez des enseignants interrogés (10 entretiens). La question initiale portait sur la posture de neutralité prescrite aux agents du service public. L’enquête se tourne vers les acteurs qui y sont confrontés et notamment les enseignants du second degré

            Après avoir introduit le cadre théorique et méthodologique par rapport à cette notion de neutralité, traduit comme “un moyen de mettre en œuvre le principe constitutionnel de laïcité”, il était recherché si les enseignants rencontraient ce genre de situations et comment ils agissent le cas échéant.

            À la suite des différents entretiens, différentes réflexions autour de la neutralité et des représentations ont fait surface. Certaines situations découlent du programme et se déroulent dans le cadre d’une séance programmée tandis que d’autres surgissent hors contexte et nécessitent donc une intervention pour les traiter. Toutefois, la gestion de ces situations et les ressources employés par les enseignants varient, notamment à cause des représentations différentes que chacun a de la notion. D’une part, lorsque des notions délicates sont à aborder, certains enseignants disent utiliser la culture scientifique scolaire afin d’offrir un cadre légitime à une posture neutre par le biais des programmes. D’autre part, certains vont avoir tendance à utiliser leur appartenance religieuse, culturelle ou autre comme ressource pour des situations particulières (proximité avec des élèves, faire passer des messages …). Il est cependant souligné que cela n’est pas fait de manière explicite mais adaptée aux élèves et leurs réactions.

De manière globale, ces entretiens ont montré que pour gérer la question de la posture et de la neutralité des enseignants, ils utilisent des ressources individuelles ou collectives. Si une source manque pour répondre à une situation immédiate, il est expliqué que le traitement de la situation peut être différée pour pouvoir solliciter d’autres personnes ou des référents hiérarchiques afin d’avoir les ressources nécessaires et avoir les réponses à leurs propres questionnements. Il peut donc y avoir un travail en collaboration qui d’ordinaire se fait souvent en individuel.

6. Pistes de résolution de la situation

Pistes de résolution pour les enseignants

Face à cette situation, certaines pistes de résolution pour les enseignants peuvent émerger. Tout d’abord, il peut être proposé des formations sur la thématique de la neutralité et les valeurs de la République. Ces formations peuvent être incluses dans les formations continues au sein des INSPE ou dans le cadre du plan académique de formation (PAF). Il serait aussi pertinent de proposer différentes sessions de ces formations pour pouvoir réactualiser les connaissances et les notions.

            Ainsi avec ce type de formation, la professeure aura les outils et les capacités pour gérer une situation similaire. Par exemple, lorsqu’un professeur est interpellé sur un sujet, celui-ci peut reformuler une question avec les termes employés par les élèves, soit pour s’assurer que le professeur a bien compris les propos ou les demandes mais aussi pour qu’ils deviennent acteur dans leur réflexion. De manière concrète en reformulant “il y a des profiteurs” par : « Qu’est-ce qu’un profiteur pour vous ? ». De plus, le professeur peut se référer au contenu des programmes officiels de la filière et « guider » les élèves en présentant des cas concrets à expliciter. La proposition de réaliser une carte mentale pour expliciter les termes utilisés peut amener les élèves à préciser leur opinion. Il peut être présenté des éléments factuels (chiffres, statistiques, vidéos) pour nourrir la réflexion et le débat. La loi, le cas échéant, peut être un point d’appui.

Enfin, une conclusion à l’issue de la présentation peut être apportée en « autorisant » et stipulant que chacun peut avoir et nourrir sa propre opinion. Il est bien sûr prohibé d’indiquer son propre avis même à la demande des élèves. Ces pistes sont évidemment plus faciles à apporter en cas de débat « préparé ».

            Il serait aussi intéressant d’aborder ce genre de situation lors des formations pour que l’ensemble des participants puissent apporter des pistes de résolution. Cela permettra de confronter différentes idées et d’apporter une réflexion à sa propre pratique professionnelle.

Certains professeurs ont des expériences professionnelles antérieures où des réunions d’équipe étaient organisées toutes les semaines. A l’occasion de ces réunions, en dehors de la “vie d’équipe”, des réflexions collectives étaient amenées régulièrement sur des questions relatives à l’éthique, les situations vécues. Il serait intéressant de transposer l’idée d’une réunion de toute l’équipe, organisée régulièrement, en tenant compte bien entendu des contraintes de devoir banaliser les cours pour les élèves pendant ces temps de réunion.

Pistes de résolution pour les élèves

Au niveau des élèves, un travail sur le débat pourrait être abordé en éducation morale et civique en collaboration avec des professeurs référents (professeurs d’histoire-géographie EMC, référents laïcité…). En effet, participer à un débat et savoir se positionner, argumenter, mûrir sa réflexion, s’apprend et demande un travail à moyen et long terme. Une séquence sur la neutralité et les valeurs de la République ainsi que celles de l’école peut aussi être mise en place. En apportant une partie théorique, les élèves seront en mesure de comprendre la notion et les différents enjeux que représente la neutralité et les devoirs de certaines professions.

Concernant la situation décrite, pour développer l’esprit critique des élèves et dans le cadre de leur partie de programme sur la méthodologie de recherche, il est possible d’amener les élèves à faire des exposés concernant la thématique des prestations sociales. Ils seront amenés à utiliser des sources fiables et des éléments factuels. Ils peuvent ainsi compléter leurs connaissances et faire appel au professeur s’il reste des questionnements ou si leur réflexion n’est pas aboutie. Les différents exposés montreront la diversité des convictions qui existent dans la classe mais aussi les éléments concrets et réglementaires du sujet.

7. Prendre parti

La réponse apportée par la professeure lors de son cours ne contredit pas les missions de l’enseignant et ne s’oppose pas au cadre général de l’intervention du fonctionnaire. Elle dit donner son “point de vue”, car en son sens c’en était un, alors qu’en réalité, elle énonce seulement des faits et les lie à leur programme. En ne répondant pas directement à la demande d’élèves de connaître son opinion personnelle, l’enseignante a permis à ses élèves de prendre de la distance avec les propos tenus et d’ouvrir le débat sur les caractéristiques des bénéficiaires de la protection sociale. Proposer aux élèves des informations pouvant appuyer leurs réflexions est adapté et pertinent. L’enseignant demeure ainsi dans son rôle de tuteur dans la construction de l’esprit critique de l’élève. Il est difficile de ne pas répondre selon ses propres convictions devant des propos polémiques d’un élève. La posture adaptée de l’enseignant n’est pas de chercher à convaincre l’élève, mais de lui permettre de réfléchir en profondeur à ses propos, à ses convictions, afin de se forger sa propre opinion. L’expression de toute opinion est licite et doit être permise.

En effet, elle a accueilli le débat, l’a nourri de rappels au programme, a permis de commencer une réflexion et a apporté des éléments factuels sans jamais donner son opinion. Cette gestion de la situation semble conforme aux attendus réglementaires, même si son intervention n’était pas évidente sur le moment.

Cependant, il n’est pas clairement établi si les élèves ont différencié l’opinion supposée de la professeure et les savoirs qu’elle a voulu transmettre et actualiser. Nous pouvons donc nous demander s’il ne serait pas intéressant de collaborer avec un professeur d’enseignement moral et civique pour faire la distinction entre ces deux notions et travailler sur le débat (préparé ou spontané). 

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