Résumé
Deux élèves semblent peu à peu changer au cours de l’année : l’une vers une grande défiance vis-à-vis de l’institution dans le cadre du déclenchement de l’invasion Russe de l’Ukraine ; et l’autre vers une pratique religieuse. L’enseignante tente de signaler alors ces situations à sa direction avec des résultats très limités.
1. La situation
La situation s’est déroulée en 2021 dans un lycée polyvalent « rurbain » de 2600 élèves situé dans les Yvelines. Les parents sont majoritairement issus de CSP+ mais le lycée accueille aussi des élèves venant de banlieues difficiles (30 km). Comme la ville est loin de Paris, nous avons constaté que les parents rentraient tard et qu’ils étaient peu disponibles pour accompagner leurs enfants dans leurs apprentissages. Il n’est pas toujours facile de les rencontrer pour échanger sur leurs enfants.
La situation concerne deux élèves d’une classe de 1ère STMG de 35 élèves (17 garçons et 18 filles). Les profils d’élèves sont hétérogènes. Un groupe de huit élèves moteurs, quatre proches du décrochage, l’ambiance générale est bonne, la mise au travail est compliqué pour six élèves. Le problème a été détecté par l’enseignante en Sciences de Gestion et Numérique. Cette enseignante fait cours à cette classe 11h par semaine ce qui équivaut à pratiquement la moitié des heures hebdomadaire de la classe (28h au total).
Les deux élèves sont des jeunes filles, l’une est d’origine africaine (nous l’appellerons Woundé) et l’autre d’origine Russe (nous l’appellerons Natacha). Ces deux élèves ne sont pas proches et n’ont pas les mêmes amies non plus. Leurs profils sont très différents.
Woundé est une élève volontaire qui a de bonnes capacités pour les apprentissages. Elle habite dans une banlieue difficile. Arrivée en seconde, elle était en difficulté en début d’année en raison d’un manque de motivation, et de nombreuses lacunes et problèmes d’absentéisme. Elle n’est pas suivie à la maison. Grâce à un accompagnement renforcé avec soutien en AP, elle s’est remise en question à partir du mois de novembre. Elle s’est accrochée et a fait d’énormes progrès tant en attitude qu’en compétences. Elle n’a plus de problèmes de retard ou d’absentéisme. Elle est bien intégrée dans la classe et a des amies. Elle est de nature joyeuse.
Natacha est une élève brillante qui a des facilités. Elle est issue d’une famille CSP+. Elle est arrivée en France en seconde. Elle a de la famille en France, elle parle couramment le français. Elle n’a pas de problème de langue et d’intégration dans la classe. Par contre en classe, elle manque d’attention et fournit peu de travail. Comme elle obtient de bons résultats malgré tout, elle ne « comprend » pas pourquoi elle devrait travailler… Elle est en opposition mais pas agressive. Elle est bien intégrée dans la classe et a des amies. Elle est de nature insouciante.
A partir du mois de Mai, il y a eu suspicion de radicalisation pour ces deux élèves.
La particularité est que leur cheminement s’est fait en parallèle. Il n’y a pas de lien a priori puisqu’elles ne sont pas spécialement amies. Par contre, l’évolution de leur comportement est identique.
Le comportement de Natacha a changé au cours de deux phases distinctes. Tout d’abord, au démarrage de la guerre en Ukraine au mois de février 2022, puis au mois de Mai. En février, elle s’est renfermée et a pris beaucoup de recul par rapport à l’école. Elle avait peur et était inquiète pour sa famille restée en Russie. Après avoir échangé avec elle, elle a dit à son enseignante qu’elle avait de la famille en Russie, Ukraine et Moldavie. Elle a été très déstabilisée et a décroché au niveau scolaire. Elle a continué à avoir de bon résultats grâce à ses dispositions mais elle ne faisait plus rien en cours et à la maison. Elle était très souvent absente. L’enseignante l’a accompagnée du mieux qu’elle pouvait et elle a alerté le CPE. A son étonnement, il n’y a pas eu de rendez-vous avec les parents.
Quant à Woundé, son comportement a commencé à changer à partir du mois de Mai. Alors qu’elle avait vraiment progressé, ses absences sont devenues plus fréquentes et en particulier le mercredi. Elle est devenue plus dissipée en classe et fournissait moins de travail. Elle était moins volontaire mais restait de nature joyeuse.
Les changements vestimentaires ont commencé pour les deux jeunes filles à partir du mois de Mai. Natacha qui était toujours « à la pointe de la mode », ne portait plus de jupes comme elle faisait auparavant. Elle portait des sweats larges à capuche et mettait la capuche en classe. Lorsque l’enseignante lui demanda de l’enlever, elle refusa dans un premier temps puis elle l’enleva à moitié. L’enseignante devait vraiment insister pour qu’elle l’enlève complétement. Elle la remettait dès qu’elle sortait de cours. Elle décrochait de plus en plus au niveau scolaire et elle répondait en classe. Elle devenait également plus agressive. L’enseignante ne remarqua rien au niveau de ses discussions ou des sujets abordés.
Woudé, de son côté, a commencé à porter un large bandeau noir. Nous précisons qu’elle a les cheveux courts. Il est à noter que plusieurs jeunes filles portaient ce même bandeau dans le lycée. Il s’avèrerait qu’il remplacerait le port du voile. Woundé portait auparavant des jeans moulants, des tee-shirt avec inscriptions. A partir du mois de Mai, ses vêtements étaient amples et neutres, de couleur noire ou beige. Les mercredis, elle portait un ensemble beige composé d’une tunique ample à manches très longues et d’un pantalon ample trop long, ainsi que son bandeau noir. Elle était toujours joyeuse mais plus réservée. Elle n’était pas agressive du tout.
L’enseignante a alerté de nouveau le CPE des changements qu’elle avait noté et surtout l’absentéisme qui avait fortement augmenté. Le devoir de confidentialité du CPE faisait que l’enseignante n’était pas au courant de ce qui a été fait ou pas.
Comme elle ne voyait aucun changement, elle décida d’en parler à la Proviseure Adjointe en charge de la classe. Celle-ci pris le sujet très au sérieux et lui demanda de l’avertir dès qu’elle constaterait le moindre changement. Elle pensa comme l’enseignante à une radicalisation des deux jeunes filles. Elle lui demanda de ne pas agir et de ne pas en parler excepté à elle. L’enseignante imagina qu’elle avait informé le CPE, l’infirmière et la psyEN.
La Proviseure adjointe contacta les parents des deux jeunes filles. La mère de Natacha, catastrophée parce qu’elle ne reconnait plus sa fille à la maison. Elle lui répondait désormais en étant agressive. Elle n’avait plus de prise sur elle. Elle avait noté elle aussi ce changement d’attitude et vestimentaire. Elle ne comprenait pas.
Quant aux parents de Woundé, la Proviseure adjointe n’avait pas réussi à échanger suffisamment avec eux pour avoir des explications sur ses changements.
La proviseure adjointe aborda le sujet au conseil de classe. Elle ne l’avait pas fait auparavant pour que les professeurs ne fassent pas un focus sur les élèves et leur donnent des soupçons.
Elle fit sortir les élèves délégués et informa tous les professeurs de la suspicion de radicalisation. Aucun des autres professeurs n’avait remarqué ces changements pendant leurs cours. Par contre, en abordant concrètement les changements, ils les avaient finalement reconnus eux aussi. La Proviseure adjointe demanda aux surveillants de les surveiller et de l’informer immédiatement de toute évolution.
Le lycée était un centre d’examen pour le Baccalauréat. Donc, la classe a été libérée vers le 10 juin. Comme l’enseignante n’est pas restée dans ce lycée l’année suivante, elle n’a pas eu le retour des suites.
2. Les questions que pose la situation
Le cadre réglementaire d’un point de vue macro et micro environnemental :
- Existe t-il un support officiel qui présente des comportements douteux pour nous conforter dans notre idée?
- Quelle est la procédure à suivre ? Où trouver le livret de prévention de radicalisation ?Que doit-on mettre en place ?
- Quelles sont les instances ou personnes compétentes à alerter ?
- Quels sont les rôles de l’enseignant, le PsyEN, le CPE, le Chef d’établissement dans cette situation ?
- Serait-il judicieux de faire intervenir l’équipe académique Valeurs de la République ?
- Existe-t-il des procédures propres à chaque lycée en fonction de leur confrontation à ce sujet ?
- A partir de quoi et quand peut-on supposer une radicalisation ?
- Devons-nous alerter les forces de l’ordre ?
- La gestion de la tenue des élèves est-elle propre à chaque établissement ? Est-elle intégrée au règlement intérieur ?
- Doit-on cadrer la longueur d’une robe ? L’utilisation d’un bandeau de cheveux afin d’éviter toute dérive ou toute interprétation ?
La communication et la posture au sein de la communauté éducative
- Quelle attitude doit-on avoir vis à vis des parents ?
- Quelle attitude doit-on avoir vis à vis de l’élève concerné(e) ?
- Cette situation ne peut-elle pas se régler plus facilement justement car le sujet est un adolescent et non un adulte ?
- Y a-t-il un lien entre la fragilité d’un adolescent en recherche d’identité et une appartenance à un groupe influent ?
- Comment détecter un comportement qui est peut-être sous influence sectaire ?
3. Dimension réglementaire
La loi de 1905
La loi du 9 décembre 1905 met un terme au concordat et institue la séparation des églises et de l’État. Elle traite de la question des lieux du culte, des associations cultuelles et de la police des cultes. Cette loi devient le pilier des institutions laïques.
Aucun culte n’est plus reconnu en France, encore moins privilégié ou subventionné.
La Charte de la laïcité
Celle-ci est annexée au règlement intérieur du lycée ainsi qu’à la circulaire 1Circulaire n° 2013-144 du 6-9-2013
Dans un langage accessible à tous, cette Charte explicite les sens et enjeux du principe de laïcité à l’École, dans son rapport avec les autres valeurs et principes de la République. Elle offre ainsi un support privilégié pour enseigner, faire partager et faire respecter ces principes et ces valeurs, mission confiée à l’École par la Nation et réaffirmée dans la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013.
Le règlement intérieur du lycée
Celui-ci fixe l’ensemble des règles de vie dans l’établissement. Il est porté à la connaissance de tous ( élèves, parents, membres de la communauté scolaire) et doit-être remis obligatoirement lors de l’inscription ou de la rentrée à chaque élève de l’établissement.
Il détermine les conditions dans lesquelles sont mis en œuvre :
- La liberté d’information et la liberté d’expression dont dispose chaque élève, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité
- Le respect des principes de laïcité et de pluralisme
- Le devoir de tolérance et de respect d’autrui dans sa personnalité et dans ses convictions
- Les garanties de protection contre toute agression physique ou morale et l’interdiction de la violence
- La prise en charge progressive par l’élève de sa responsabilité dans la pratique de ses activités.
Le vadémécum de la laïcité
Mis à jour en 2021, le vadémécum de la laïcité expose 114 pages de développement du sujet.
Il expose les droits et devoirs des élèves et notamment en fiche 3 explicite le sujet d’identification de signes et tenues par lesquels sont manifestés une appartenance religieuse. Ce vadémécum expose des exemples concrets pour chacun des thèmes abordés.
Une circulaire du ministère de l’éducation nationale a été publiée au Bulletin officiel le 10 novembre 2022.
Elle détaille les quatre axes du nouveau plan relatif à la laïcité dans les écoles et les établissements scolaires.
Ce plan est structuré autour de quatre axes :
- sanctionner systématiquement et de façon graduée le comportement des élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu’il persiste après une phase de dialogue.
- renforcer le soutien et la protection des personnels mis en cause ou menacés (messages haineux en ligne, actes d’intimidation, violences, harcèlement…). L’institution scolaire doit signaler les faits, prendre des mesures d’urgence et assurer la protection fonctionnelle de ses agents. Toute infraction pénale doit donner lieu à une plainte ou à un signalement au procureur de la Répu- blique.
- appuyer les chefs d’établissement en cas d’atteinte
- renforcer la formation des personnels.
La loi du 15 mars 2004
Elle interdit le port de vêtements et signes religieux. Le port de signes ou de tenues « qui ne sont pas par nature des signes d’appartenance religieuse mais peuvent le devenir indirectement et manifestement en raison du comportement de l’élève » est aussi interdit.
Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes républicains
Elle a créé de nouvelles infractions pour garantir le respect de la laïcité et renforcer la protection des personnels. 2https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2018/12/Livret-prevention-radicalisation_2018_v4-1.pdf
Le livret Prévention Radicalisation publié en 2018
Le PNPR (Plan national de la prévention de la radicalisation)3Politique de prévention de la radicalisation violente en milieu scolaire | éduscol | Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse – Direction générale de l’enseignement scolaire (education.fr)
L’EMC (Enseignement moral et civique) 4Ressources et outils éducatifs de prévention de la radicalisation | éduscol | Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse – Direction générale de l’enseignement scolaire (education.fr)
Il pose progressivement les règles de vie fondamentales dans un Etat de droit. Trois finalités :
- Respecter autrui
- Acquérir et partager les valeurs de la République
- Construire une culture civique
Le Kit de Prévention de la radicalisation, élaboré par le Ministère de l’Intérieur en 2015.
4. Ce qu’en disent des collègues
Nous avons interviewé Mme P., Proviseure adjointe d’un lycée francilien, le 20 avril 2023, sur l’une de ses expériences vécue il y a plusieurs années en tant que professeure de français dans un lycée d’Ile de France soutenu dans le cadre de la politique de la ville.
Dès le début de l’interview, elle a évoqué l’organisation géographique des trois lycées de la ville qui a une importance majeure. Il faut savoir que la ville est située sur un colline et que la population de religion musulmane y est importante.
Il y a un lycée situé au centre-ville, en haut de la colline, qui ne pose aucun problème et qui regroupe des élèves qui ont un bon niveau scolaire. Pour simplifier la retranscription du témoignage, nous l’appellerons le lycée A.
Un deuxième lycée est situé en bordure de la ville. Celui-ci rencontre quelques problèmes de discipline et le niveau des élèves est plutôt moyen. Nous l’appellerons le lycée B.
Enfin, le troisième lycée qui est exposé aux problèmes de radicalisation, se situe en bas de la colline au fond d’une impasse. Nous l’appellerons le lycée C. Le fait de se situer en contre-bas des autres lycées et au fond d’une impasse donne aussi une image négative du lycée psychologiquement. Enfin, une école coranique a été ouverte à côté du lycée C.
La ville est coupée en deux, d’un côté le centre-ville et de l’autre la cité. « Ce sont deux mondes différents. » Autour du lycée C, c’est une “zone de non droit” d’après la proviseure d’où il est difficile de s’extraire. Globalement, 80% des anciens élèves sont au chômage et seulement 20% s’en sont sortis grâce à l’école.
Les meilleurs élèves font leur possible pour aller dans le lycée A. Lorsqu’ils ne sont pas admis, ils vont dans un lycée privé ou dans le lycée B qui est pour eux un choix par défaut et non valorisant. Enfin, la majorité des élèves en moyenne et grande difficulté sont finalement regroupés dans le lycée C. Mme P. était alors professeure de français dans le lycée C.
Elle a apporté également un autre élément qui a un fort lien avec les problèmes de radicalisation. Il y a deux mosquées dans la ville. L’une d’entre elle se situe au centre-ville. La construction est soignée et les prêches sont modérées. Elle ne pose pas de problème de radicalisation. Une seconde mosquée a été construite en bordure de la cour du lycée C. La construction est sommaire et les prêches sont orientées et plus radicaux.
Du fait de son implantation, les élèves du lycée C entendent l’appel à la prière pendant les cours, explique t-elle. Certains vont à la mosquée en passant par la cour du lycée. Le problème principal rencontré, amplifié par l’accès à la mosquée depuis le lycée, est la confusion et « l’absence de frontière entre l’école et la religion » pour les élèves et pour les parents. Pour illustrer ses propos, elle a donné l’exemple d’une situation qu’elle a vécue. Lorsqu’elle a convoqué les parents d’un élève en raison de son absentéisme important, ce ne sont pas les parents qui se sont présentés mais l’Imam qui a donné comme explication l’importance de l’assiduité à la prière.
« La violence et la religion ont passé le portail », explique-t-elle? Elle a évoqué la violence d’élèves descendants d’immigrés 3ème génération, en colère contre les institutions. Ceci a pour conséquences des violences verbales et physiques au sein et en bordure de l’établissement.
La tenue vestimentaire religieuse est entrée dans le lycée et il est très compliqué de canaliser le problème. Elle évoque également la problématique de la cantine.
Elle a abordé aussi le fait que cette confusion entre la religion et l’école aidait au recrutement de futurs djihadistes qu’il s’agisse d’élève issu de l’immigration ou non.
Le lycée, cerné par une mosquée radicale et une école coranique, est devenu un lieu de recrutement. “C’est comme un écosystème”. Grâce au travail collaboratif avec le médiateur de quartier et la cellule anti-radicalisation de la police, plusieurs jeunes filles mineures, élèves du lycée, ont été récupérées à l’aéroport en partance pour se marier en Syrie. Malheureusement il y a eu aussi un évènement tragique comme le départ d’un élève, fils d’une fonctionnaire du lycée, nouvellement converti à l’islam, parti faire le Djihad, jamais revenu. Ce fait a lourdement marqué les élèves de la classe concernée. Trois élèves, amis de celui-ci, ont décidé de faire leur TPE (travaux personnels encadrés) sur les techniques de radicalisation et d’enrôlement des filles et des garçons pour faire de la prévention auprès des autres élèves.
En conclusion de son témoignage, Mme P. reconnait avoir été marquée par les situations qu’elle a vécues dans ce lycée et du manque de moyens pour éviter ce problème de radicalisation. Pour autant, son objectif futur est de devenir Proviseure dans un lycée, politique de la ville pour justement réfléchir aux actions à mettre en place en collaboration avec les institutions pour lutter contre cet enrôlement des élèves mineurs pour la plupart.
5. Les ressources universitaires
Dans un premier temps nous présentons les travaux de Dounia Bouzar Anthropologue française, fondatrice de l’association Centre de prévention des dérives liées à l’Islam en 2014, qui dirige depuis l’association Entre 2 et écrit de nombreux ouvrages notamment Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ? en 2015 5Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise « djihadiste », Paris, L’Atelier, 2015.
Nous nous focaliserons sur l’un de ses écrits Quelles réponses éducatives au radicalisme religieux ? qui concerne le comportement des jeunes qui « déclinent du religieux, et notamment de l’islam- pour s’exclure ou exclure les autres, ce qui pose la problématique dans son aspect éducatif et non sur le plan religieux, évitant dans le même mouvement de réduire le jeune à son comportement ou à sa présumée appartenance religieuse » 6Dounia BOUZAR (dir.), Quelle éducation face au radicalisme religieux ?, Paris, Dunod, 2006.
Elle permet dans son essai de comprendre comment un jeune mobilise du religieux pour s’enfermer dans une bulle et surtout comment faire le lien avec lui tout en préservant la garantie de conscience et de culte garantie par la loi de 1905 évoqué précédemment dans notre cadre réglementaire.
Dounia Bouzar met en avant le rôle du professionnel laïque, garant de la neutralité qui doit sans jugement, contourner la religion pour atteindre l’individu qui est derrière et ainsi lui faire prendre conscience de. Il ne faut surtout pas bloquer l’échange raison pour laquelle le focus ne doit pas se faire sur la religion, l’Islam ici en l’occurrence.
Elle évoque l’importance de la formation des professionnels. La radicalisation en lien avec l’islam se manifeste donc de manière observable par un cumul de ruptures dans les relations amicales, dans la scolarisation, dans les loisirs et aussi dans les relations familiales, qui précèdent les choix extrêmes tel que le départ pour rejoindre Daech ou le passage à l’acte sur le territoire français, même si ces ruptures n’y conduisent pas systématiquement. C’est ce que Dounia Bouzar appellera dans ses travaux les “indicateurs d’alerte” 7Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulayman Valsan, La Métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes, Bouzar-expertises.fr, novembre 2014 qui permettront de distinguer un début de radicalisation de ce qui relève de la liberté de conscience.
Le processus d’évaluation du danger du jeune en voie de radicalisation dépendrait, selon Richard Lazarus et Suzan Folkman (psychologues américains) de la grille individuelle d’interprétation de la réalité, qui est elle-même fonction de caractéristiques personnelles de l’individu ainsi que des variables de la situation. Pour le dire autrement, la grille de lecture du monde paranoïaque des djihadistes atteint d’autant plus facilement un jeune déjà fragilisé par une histoire difficile ou un événement traumatique.6 La vulnérabilité de l’élève entre donc en compte, tous n’ont pas la même sensibilité et le même état émotionnel.
Dans un second temps, nous abordons le numéro de la revue Diversité intitulé « Des religions et l’école »,8Diversité, Revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative, n°201, 2022. traitant de notre thème mais c’est le l’article « Pourquoi il faut parler de religion à l’école » qui retient notre attention 9Jenna Alberti, Marguerite Graff et Caroline Latournerie, « Pourquoi il faut parler de religion à l’école… », Diversité [En ligne], 201 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 11 octobre 2023. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=2393 En effet il est proposé aux élèves des échanges, débats avec des chercheurs du CNRS et de l’EPHE afin de leur permettre une « approche distanciée des religions » et aussi de renforcer leurs connaissances et leur conscience de l’altérité religieuse en la dépoussiérant de leurs préjugés et représentations. L’objectif est bien de tordre le cou à une idée répandue chez beaucoup de nos élèves selon laquelle il n’y aurait qu’une seule façon d’être juif, chrétien ou musulman” 10Ibid. 66. C’est donc l’instruction qui permettra de nuancer les pensées des élèves. Nous avons grâce à ce récit quelques pistes de résolution à notre situation.
Pour finir, nous traitons le document pédagogique « Contre la radicalisation : Identifier et déconstruire le processus de radicalisation » qui a été rédigé dans le cadre du concours Alter Ego Ratio 11https://www.alteregoratio.org/contre-la-radicalisation/.
Organisé par la Ligue de l’enseignement de Paris en partenariat avec la Région Île-de-France. Il a été conçu afin d’aider les enseignant.es du lycée à aborder une notion complexe : la radicalisation.
Ce document rédigé par deux spécialistes de la radicalisation, Séraphin Alava, enseignant chercheur en sciences de l’éducation, et par, M. Jérôme Ferret, Maître de conférences HDR en sociologie, replace la définition du phénomène de radicalisation plus globalement ainsi que des mécanismes psychologiques, sociaux, politiques qui sont à l’œuvre chez les jeunes. En voici quelques extraits susceptibles d’éclairer notre situation :
Ce choix consiste à dire que l’on ne peut pas comprendre ces processus de « radicalisation » si l’on ne prend le temps de comprendre une question plus générale : comment des jeunes se construisent- ils aujourd’hui ? Comment cette construction de soi est-elle liée à la socialisation familiale et quelles formes pourra prendre cette interaction entre les deux ? Cette piste parait évidente en le di- sant mais c’est loin d’être fait en réalité. C’est ce que nous proposons dans les lignes qui suivent.
Il faut donc tenter de saisir la complexité de l’engagement de ces jeunes femmes dans le djihad, ce dernier touchant d’ailleurs toutes les strates sociales, défavorisées mais également les classes moyennes ou plus favorisées. Cela montre que le problème se situe ailleurs : les filles peuvent se convertir et accepter cette hyper-moralité de l’Islam radical pour des raisons qui touchent à leur sexualité, leur corps, leur intimité et leur rapport aux valeurs féministes, leur subjectivité en somme ; ce qui explique le caractère transclasse sociale de ce phénomène. (p.9)
6. Pistes de résolution de la situation
A court terme :
Communiquer avec l’ensemble de l’équipe pédagogique
La communication avec l’équipe permettra de ne pas agir dans la précipitation et seul. L’échange permettra une réflexion et des pistes de solutions collégiales.
Toutefois elle engendre quelques risques. D’une part la propagation de l’information. D’autre part le manque de neutralité vis à vis des élèves concernés. Tous leurs faits et gestes pourraient alors être interprétés. Enfin de concentrer son attention sur les élèves concernés par la situation et en oublier le reste de la classe.
Contacter les parents d’élèves en question
Il faudrait vérifier si les parents observent les mêmes changements chez leurs enfants à la maison.
Afficher la charte de la laïcité en classe afin de concrétiser le cadre de l’école laïque
La charte permet à l’enseignant de s’appuyer sur un texte concret, visible de tous, sans nommer un élève en particulier
Des romans graphiques tels que « Adam » ou « Citra et Chamira, Quand j’étais Djihadiste »12Meybeck et Alava, Citra et Chamira. Quand j’étais Djihadiste, La Boite de Pandore, 2021 racontent des histoires tirées de faits réels, d’adolescent.es enrôlé.es et radicalisé.es pourraient être étudiés avec les élèves, mais sont également une bonne entrée pour des membres néophytes sur ce sujet de la radicalisation islamique, de la communauté éducative elle-même. Ils ont été réalisés par l’association « Les militants des savoirs » avec le soutien du CIPDR (le Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation).
De même que le document « Contre la radicalisation : Identifier et déconstruire le processus de radicalisation », présente une série de fiches pédagogiques, de liens vers des associations, centres et autres ressources possible pour mettre en place des actions éducatives : éducations aux médias, fake news, théories complotistes ; les formes d’embrigadement ; les réseaux sociaux etc 13https://eduscol.education.fr/1023/ressources-et-outils-educatifs-de-prevention-de-la-radicalisation.
A long terme :
-Effectuer un temps d’échanges et de débats avec des chercheurs sur le sujet de la religion comme l’évènement organisé au lycée Auguste-Renoir d’Asnières avec des chercheurs le 10 décembre 2021.
- Intervention d’un référent laïcité et d’un référent « prévention de la radicalisation »
- Se former. Sur Magistère par exemple il est proposé une formation à la laïcité et l’enseignement laïque des faits religieux afin de pouvoir gérer la situation au mieux.
- Susciter l’intervention d’un acteur qui parlera de l’Influence (réseaux sociaux, addictions, radicalisation) Cette intervention permettra aux élèves d’être plus ou moins sensible aux sujets mais indirectement laissera un message.
- Surveiller le comportement des deux élèves afin d’émettre si besoin un signalement
7. Prendre parti
Il est nécessaire de garder en tête que l’adolescence est une période de recherche identitaire. Il est important de distinguer la provocation de la radicalisation.
Tout en restant vigilant, garder à l’esprit que ces comportements pourraient être la traduction d’une recherche identitaire, temporaire, qui se résorbera de lui-même avec les années. Dans un cas de suspicion ou de radicalisation, une communication entre les équipes avec le proviseur est nécessaire pour se mettre d’accord sur l’attitude à avoir. Cela permettrait le soutient de la hiérarchie, et une uniformisation et cohérence des attitudes de l’équipe pédagogique face aux élèves. L’interview nous a fait prendre conscience de l’importance de la collaboration avec les acteurs territoriaux pour mener des actions communes. Pour accompagner les équipes et apporter un soutien psychologique, l’organisation d’échanges autour d’une analyse de pratique pourrait être judicieuse dans ce genre de cas pour partager et proposer différentes pistes de résolutions.
- 1Circulaire n° 2013-144 du 6-9-2013
- 2https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2018/12/Livret-prevention-radicalisation_2018_v4-1.pdf
- 3Politique de prévention de la radicalisation violente en milieu scolaire | éduscol | Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse – Direction générale de l’enseignement scolaire (education.fr)
- 4Ressources et outils éducatifs de prévention de la radicalisation | éduscol | Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse – Direction générale de l’enseignement scolaire (education.fr)
- 5Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise « djihadiste », Paris, L’Atelier, 2015.
- 6Dounia BOUZAR (dir.), Quelle éducation face au radicalisme religieux ?, Paris, Dunod, 2006.
- 7Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulayman Valsan, La Métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes, Bouzar-expertises.fr, novembre 2014
- 8Diversité, Revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative, n°201, 2022
- 9Jenna Alberti, Marguerite Graff et Caroline Latournerie, « Pourquoi il faut parler de religion à l’école… », Diversité [En ligne], 201 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 11 octobre 2023. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=2393
- 10Ibid. 66
- 11https://www.alteregoratio.org/contre-la-radicalisation/
- 12Meybeck et Alava, Citra et Chamira. Quand j’étais Djihadiste, La Boite de Pandore, 2021
- 13https://eduscol.education.fr/1023/ressources-et-outils-educatifs-de-prevention-de-la-radicalisation