Stéréotypes, clichés tenaces sur les parents d’élèves : comment travailler sur les représentations enseignantes ?

1. La situation

La directrice d’une école élémentaire, déchargée à plein temps sur cette fonction, et en réponse à des préoccupations de l’équipe de l’école, a proposé de s’inscrire dans la démarche de concertation nationale Notre école, faisons-la ensemble. Cette démarche se propose d’associer la communauté éducative et les partenaires de l’école à une concertation dont l’objectif est d’élaborer des projets pédagogiques innovants répondant aux besoins locaux selon trois axes : excellence, égalité, bien-être. Une demande de financement par le “Fond d’Innovation Pédagogique” (FIP) peut ensuite être sollicité auprès du Ministère de l’Éducation nationale. L’équipe enseignante et celles de l’Accueil et du Centre de Loisirs Attachés à l’Ecole (ALAE et CLAE) sont parties prenantes, mais c’est la directrice qui gère le projet et en définit les étapes et les modalités. Pour cela, elle se base sur la page du site Edusco1Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Conseil national de la refondation : Notre école, faisons-la ensemble. Disponible à : https://www.education.gouv.fr/conseil-national-de-la-refondation-notre-ecole-faisons-la-ensemble-343168 (consulté le 14 novembre 2023). Un ensemble de ressources et d’outils pour vous accompagner tout au long de la démarche.2Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Notre école, faisons-la ensemble. Disponible à : https://eduscol.education.fr/3595/notre-ecole-faisons-la-ensemble (consulté le 9 mars 2024).Des documents et déroulés d’ateliers clefs en main sont proposés. On peut noter que ces ateliers ont été conçus par les équipes nationales de Réseau Canopé mais que la directrice de l’école n’a pas pensé – ou ressenti le besoin – à solliciter l’équipe locale de Canopé à ce sujet.

L’école est une école urbaine, composée de 11 classes et située dans une métropole. Elle appartient à un réseau d’éducation prioritaire, à une Cité éducative et se situe dans un quartier relativement récent, qui regroupe des familles populaires. La mixité sociale, bien que présente, est assez faible.

Parmi les partenaires, la directrice de l’Atelier Canopé du département est invitée : des projets communs de lutte contre les discriminations en CM1-CM2 et d’amélioration du climat scolaire à travers des ateliers philo, en CP-CE1-CE2, financés par la Cité éducative sont en cours depuis 4 mois. Le projet “Des BD sonores contre les discrimination”, vise à lutter contre celles-ci en travaillant sur des albums jeunesse et en réalisant des planches de bande dessinées sonorisées. Ce projet, financé par un appel à projets auquel l’Atelier Canopé a répondu, a été proposé à deux enseignants de cycle 3 qui ont déjà mené des actions sur ce sujet par la conseillère pédagogique de circonscription. Par ailleurs, et suite à cette première collaboration, l’équipe de l’Atelier Canopé a été sollicitée pour proposer des actions visant l’amélioration du climat scolaire en cycle 2. Un formateur de l’Atelier Canopé est en train de former et d’accompagner 8 enseignantes pour mener des ateliers philo avec les enfants sur le sens de l’école et de l’apprentissage d’une part, et sur la différence, d’autre part. En fin d’année, et en guise de restitution, un atelier philo parents/enfants animé par les enfants est prévu. 

Dans ce cadre-là et lors d’une conversation informelle avec la directrice de l’école, la directrice de l’Atelier Canopé apprend qu’une démarche de concertation Notre école faisons-la ensemble a été lancée. Ce dispositif en est à ses débuts : elle manifeste sa curiosité. La directrice de l’école la convie donc en tant que partenaire.

La concertation dure 3h et regroupe 22 personnes, une fin d’après-midi dans la semaine : des personnels des écoles maternelle et élémentaire enseignants et non enseignants, des personnels Éducation nationale hors école, des délégués parents, des agents de la collectivité territoriale et des partenaires associatifs. Les participants sont répartis en 3 groupes intercatégoriels qui travaillent chacun sur un des axes. En amont, l’équipe enseignante a réalisé un diagnostic de l’école et travaillé pour définir ce qui lui apparaît comme la question prégnante dans chaque axe. L‘équipe n’a pas associé d’élève à cette concertation, que ce soit lors de ce temps ou lors de temps dédiés. Les raisons n’en sont pas connues. Le cadre de la démarche y incite mais n’y oblige pas.

Lors d’un temps de travail préalable, l’équipe enseignante a délimité les questionnements qui lui semblaient les plus pertinents à soumettre aux participants, au regard de la situation de l’école et pour atteindre les objectifs fixés par ce dispositif.

Les voici, selon les thématiques définies par le Ministère de l’Éducation nationale : 

• Excellence : renforcement de la co-éducation : comment renforcer la relation école-famille au service de la réussite des élèves ?

 • Bien-être : renforcement de l’implication des élèves : comment varier les modes d’apprentissage (projets, intervenants extérieurs) ? Comment développer la culture de la bienveillance ? 

• Lutte contre les inégalités : inégalités d’accès à la culture : Comment enrichir le lexique de l’élève ? Que faire pour favoriser l’ouverture culturelle de nos élèves ? Comment renforcer les relations avec le tissu associatif (fréquentation des lieux culturels et sportifs, activités culturelles et sportives) ? 

Le but de ce temps de concertation est, dans un premier temps, d’échanger sur cette problématique, puis de définir des pistes d’actions à mettre en œuvre, des projets pédagogiques innovants.

Dans le groupe, « Excellence : renforcement de la co-éducation : comment renforcer la relation école-famille au service de la réussite des élèves ? », les enseignantes évoquent « l’absence », « l’éloignement de certains parents ». Pour illustrer ces propos, elles disent qu’il est difficile de trouver des parents pour accompagner les sorties et que certaines sont annulées faute de volontaires. Elles semblent déçues et regrettent de ne pouvoir mettre en œuvre les activités pédagogiques prévues à cause de ces absences. Elles affirment que les parents viennent plus volontiers aux sorties cinéma « parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire ». Elles emploient le terme de « parents éloignés de l’école » en disant que cela se manifeste physiquement : parents qui ne s’approchent pas du portail, qui attendent de l’autre côté de la rue ou dans leur voiture. Ils sont peu nombreux à assister aux réunions de rentrée. Par ailleurs, il paraît difficile de pouvoir compter sur certains parents pour, par exemple, des réunions de suivi individuel d’enfants en difficulté : ils ne rappellent pas suite à des messages laissés sur leur répondeur téléphonique ou s’engagent pour une réunion et n’y assistent finalement pas. Enfin, il manque de parents délégués et la plupart des parents élus sont issus des milieux les plus favorisés du quartier. L’explication donnée par l’équipe est que les parents seraient consommateurs et ne s’intéresseraient qu’à leurs enfants et pas à la vie collective. Le groupe pose des questions destinées à avoir des précisions sur les propos des enseignantes, mais personne n’interroge le diagnostic fait par les enseignantes. Les parents délégués présents ne contestent pas cette représentation : ils semblent appartenir à une classe sociale relativement proche de celle des enseignants et ne se désolidarisent pas, du moins ouvertement, de leur vision. La directrice de Canopé, qui s’intéresse au sujet de la co-éducation, s’interroge sur ces propos, mais se jugeant trop peu experte du sujet et étant invitée pour la première fois à ce type de concertation, elle ne se sent pas assez légitime pour questionner les propos des enseignantes et lancer un débat. Son état d’esprit est celui d’une observatrice, tant sur le dispositif que sur la thématique. Pour être plus précis, et à partir de ce qu’elle sait qui provient essentiellement d’un intérêt professionnel pour la question et d’un intérêt personnel pour les approches sociologiques, elle se questionne sur la pertinence des analyses des enseignantes, mais elle ne se sent ni assez armée par un savoir d’expérience, ni par une maîtrise suffisante d’apports théoriques. Or, elle est présente à titre professionnel et ne considère donc pas qu’il soit pertinent d’intervenir au titre d’une opinion personnelle.

La discussion dans le groupe se concentre donc essentiellement sur des actions possibles “pour impliquer les parents dans la scolarité de leur enfant au service de leur réussite”3Directrice d’établissement. Compte-rendu de la concertation : notes prises collégialement par le groupe. Document interne, non publié.. Le constat est fait que des actions existent mais que “les familles ont du mal à s’en emparer” et qu’elle est donc à “améliorer et/ou compléter”. Des pistes sont proposées : utilisation accrue de l’ENT proposé par la mairie, utilisation de QR-codes, valoriser les activités et projets menés à l’école. D’autres actions sont envisagées pour améliorer l’accueil des parents au sein de l’école, accompagner les parents dans le suivi de la scolarité de leurs enfants, favoriser l’interculturalité ou la convivialité.

Lors d’un aparté qui a lieu entre la fin de la session de travail du groupe et la restitution en plénière du travail mené par chacun des groupes, entre trois enseignantes et la directrice de Canopé, des jugements forts sont produits à l’encontre des parents : ils seraient nombreux à « s’en foutre de [leurs] enfants » et à les délaisser. On peut présumer que ces propos très directs sont tenus par les enseignantes devant la directrice de Canopé à ce moment-là, parce que la situation d’énonciation a changé. La directrice de Canopé est à ce moment-là perçue comme faisant partie de l’institution, de manière plutôt horizontale : elle a elle-même été enseignante – dans le second degré -, et les professeurs des écoles le savent. Elle a aussi animé des ateliers avec les élèves aux côtés de deux des enseignants de l’école, dont une présente dans le groupe, dans le cadre du projet “Des BD sonores contre les discriminations” ; des séances de travail et des repas ont été partagés dans la salle des maîtres. On n’est plus dans le groupe de travail de la concertation mais dans un relatif entre-soi. Ce type de propos, tenus entre enseignantes, c’est-à-dire entre pairs, sans témoin extérieur au système éducatif, n’est pas forcément à prendre au pied de la lettre : il peut être le témoin d’une difficulté, d’une réaction à chaud, d’une émotion ou perception partagée et ne pas révéler les nuances de la pensée de chacun. Ce peut aussi être un moyen de faire communauté face aux difficultés du métier et une impression de solitude dans le “combat” quotidien de l’enseignement et de l’éducation. Les enseignants expriment en effet l’impression de “se battre” au quotidien et de ne pas être aidés par leur hiérarchie, leur ministère, les parents, etc. Prononcer ces paroles devant la directrice de Canopé est peut-être ainsi une façon d’exprimer un problème professionnel face auquel on ne trouve pas de solution satisfaisante et, soit de se réassurer (nous faisons notre maximum dans notre exercice professionnel, la “faute” est aux parents, dans une logique de “nous” et “eux”), soit de solliciter des pistes.

Pourtant, sans s’arrêter à la forme familière des derniers propos, les représentations que les enseignantes ont des parents frappe la directrice de l’Atelier Canopé. Les apports de la recherche (Pierre Périer, IFE…) sur les familles de milieux populaires ne corroborent pas cet état de fait. Elle constate une discordance entre les ressentis et les études universitaires. Elle se demande comment intervenir pour agir sur ces représentations, voire ces stéréotypes stigmatisants. 

2. Les problèmes posés par la situation 

La situation pose une première série de problèmes généraux : quels peuvent être les impacts de ce type de représentations biaisées sur les acteurs et l’institution ? 

Du point de vue de l’élève :

  • conflits de loyauté entre les parents d’un côté et les enseignants de l’autre s’il ne perçoit pas de reconnaissance mutuelle des adultes qui l’entourent,
  • peut percevoir un manque de cohérence et de cohésion dans la prise en charge et le suivi de scolarité,
  • dégradation de l’image des parents renvoyée par l’école et, éventuellement, en retour, dégradation de l’image des enseignants qui peut entraîner le rejet des enseignants par l’élève. L’élève peut perdre confiance en son enseignant, se mettre difficilement au travail, contester consignes et contenus,
  • à long terme, peut contribuer au décrochage scolaire et à la dégradation de la santé mentale.

Du point de vue des parents :

  • déficit d’informations sur la scolarité,
  • manque de reconnaissance par l’institution, et donc possible dégradation de l’estime de soi dans leur rôle de parents,
  • dégradation de la confiance envers l’École et la capacité des enseignants à agir avec bienveillance vis-à-vis des enfants,
  • découragement qui peut entraîner une implication moindre,
  • frustration, rancœur, malentendus : la dégradation de la relation de confiance entraîne bien souvent une dégradation de la communication et l’attribution d’une intention implicite négative dans le discours de l’interlocuteur. Ainsi, si le parent ne fait plus confiance à l’enseignant, il peut entendre dans les propos de celui-ci du mépris pour lui-même, pour l’enfant et ses capacités, penser que l’enseignant ne s’implique pas dans la réussite de celui-ci, ne fait pas tout ce qu’il peut pour en prendre soin et l’accompagner, voire est négligent et conduit les élèves à l’échec.

D’une manière plus générale, on peut craindre que ce manque de confiance mutuelle amène également les parents à avoir une image dégradée des enseignants, qu’ils risquent de diffuser à leur tour auprès des enfants, impactant ainsi par ricochet la relation élève-enseignant. 

Du point de vue des enseignants :

  • malentendus. Par le même mécanisme que celui qui s’applique au parent, l’enseignant peut interpréter les comportements des parents de manière erronée. Par exemple une non-intervention des parents, non pas comme un respect du périmètre professionnel de l’enseignant mais comme de la négligence et du désintérêt, 
  • désorganisation des activités pédagogiques,
  • sentiment d’un manque de reconnaissance professionnelle,
  • mauvaises relations avec les parents,
  • les parents ne sont pas considérés comme des partenaires fiables et investis par les enseignants de l’école qui les considèrent plus comme des “consommateurs” et moins comme des “éducateurs”,
  • par ricochet, possible détérioration de la relation éducative qui contribue au mal-être professionnel.

Du point de vue de l’institution :

  • un impact sur le fonctionnement général de l’école. Ce manque de coopération impacte aussi le fonctionnement de l’école : les parents sont des acteurs de la dynamique de celle-ci : élection de parents délégués, moments festifs, accompagnement aux sorties scolaires, participation aux ateliers, etc. On court le risque que les parents se désinvestissent alors de toute implication dans l’école.
  • climat scolaire dégradé,
  • sollicitations accrues de la direction de l’école et de l’IEN pour gérer les conflits,
  • basculement : de la coopération avec les parents à l’opposition.

Du point de vue de la société :

  • image dégradée de l’École qui n’est pas vue comme bienveillante et inclusive,
  • coût économique (décrochage et santé mentale).

Un second problème posé est celui des modalités d’intervention possibles, de manière générale quand on se trouve devant des représentations erronées dévalorisantes, des clichés et stéréotypes tenaces, et plus particulièrement quand on est à la place d’une directrice d’un Atelier Canopé départemental. 

Nous l’avons déjà évoqué, lorsqu’on est enseignant, on peut se représenter le parent comme “l’autre”, dans une perspective de “eux” et “nous”, et Françoise Héritier4Héritier-Augé, F. (1996). Masculin/Féminin : La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob. DOI : 10.3917/oj.herit.1996.01. l’a montré : la notion de différence se transforme vite en hiérarchie, et ces représentations se construisent certes à l’aide d’éléments rationnels, de l’ordre du savoir et de la connaissance, mais aussi à l’aide d’éléments moins objectifs et moins tangibles : perceptions, émotions, expériences partielles, et peuvent avoir tendance à se transformer en clichés et stéréotypes dévalorisants. Ainsi, pour déconstruire ces représentations basées sur des biais cognitifs, présenter des éléments objectifs, des chiffres, des connaissances, n’est pas assez opérant. Le recours à la recherche peut être un bon adjuvant par le poids de la démonstration rationnelle et de “l’argument d’autorité” mais ne suffit pas. Deux autres leviers peuvent mériter d’être alors mobilisés : d’une part, celui du recours aux émotions et sentiments. En se basant sur des rencontres, des témoignages, des supports faisant appel à l’affect comme des textes de fiction ou des films, on peut jouer sur la dimension affective de la représentation. Un autre levier possible est celui de l’action : en partageant des temps de convivialité, d’activités partagées, de réflexion, on apprend à connaître l’autre, et les représentations peuvent peu à peu en être modifiées. 

Un Atelier Canopé est la représentation départementale de Réseau Canopé5Réseau Canopé. Qui sommes-nous ? Disponible à : https://www.reseau-canope.fr/qui-sommes-nous.html (consulté le 19 décembre 2023)., établissement public à caractère administratif sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale. Cette tutelle se manifeste par un contrat d’objectifs et de performance qui lie les deux entités et définit la mission principale du réseau : la formation des enseignants et de la communauté éducative. Ainsi, Réseau Canopé est à la fois “dans” l’Éducation nationale : sa mission est définie par le ministère qui le subventionne à 70% environ et “à côté” : il a une autonomie juridique et d’action. C’est un opérateur en pleine transformation : c’est le contrat d’objectifs et de performance 2021-2024 qui place au centre sa mission de formation. Le corollaire de cette transformation est parfois le manque de lisibilité quant à l’offre, pour les enseignants et les prescripteurs. Le rôle fixé par le ministère se décline de manière inégale sur le territoire. 

Dans notre cas, la position institutionnelle de Canopé et de sa directrice interroge donc les modalités d’intervention. Elle n’est pas dans une position hiérarchique, comme un ou une inspecteur.rice de l’Éducation nationale (IEN) ou de conseiller.e pédagogique qui pourrait l’amener à impulser directement ou prescrire des actions. Mais cela a aussi l’avantage de pouvoir être dans un rôle de tiers et de favoriser la médiation. 

Par exemple, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle les parents délégués n’ont pas questionné les discours des enseignants sur les parents. Les enseignants sont-ils vus comme des experts dont on ne remet pas en question les analyses ? Les parents délégués ont-ils une proximité sociologique avec les enseignants qui explique une vision commune ? Ou bien les parents élus, parce qu’ils occupent une place et un rôle dans le fonctionnement de l’école, ont-ils incorporé la vision de ceux-ci, y compris les stéréotypes stigmatisants ? Dans ce cas, la directrice de Canopé aurait pu prendre le contrepied des parents délégués et questionner pour tenter de mettre en débat ces représentations ou essayer de favoriser plus de complexité dans la réflexion. 

La question posée est donc celle des possibilités et modalités d’intervention : en s’adressant directement aux acteurs ? En passant par une voie hiérarchique ? Auprès des enseignants ? Des parents ? En mobilisant quelles structures : Éducation nationale, Cité éducative ? 

3. Dimension réglementaire

Dans cette situation la place des parents n’est pas reconnue, voire critiquée négativement “ils s’en foutent”, “ils ne sont pas présents”. Cette attitude interroge les professionnels. Dans la circulaire du 25 août 2006 “conformément à l’article L111-4 du code de l’éducation, les parents d’élèves sont membres de la communauté éducative. Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et les autres personnes sont assurés dans chaque école et dans chaque établissement. Les parents d’élèves participent par leurs représentants aux conseils d’école, aux conseils d’administration des établissements scolaires et aux conseils de classe”. Le rôle et la place des parents sont donc définis dans les circulaires.

Cette communication fluide et efficiente est une des compétences professionnelles que doit posséder un enseignant. Il s’agit donc ne pas rester sur un avis négatif mais aller chercher à comprendre, créer la relation (“- Œuvrer à la construction d’une relation de confiance avec les parents”, “- Éviter toute forme de dévalorisation à l’égard des élèves, des parents, des pairs et de tout membre de la communauté éducative”, “Entretenir un dialogue constructif avec les représentants des parents d’élèves.”, Arrêté du 1er juillet 2013, “Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation”). 

Cette situation semble révéler un manque de maîtrise du sujet de la part des enseignants.

Le ministre Vincent Peillon avait renforcé le rôle des parents à l’école avec la circulaire du 15 octobre 2013. Le premier article est “Informer et dialoguer” de la part de la communauté éducative avec les parents puis d’aider les parents à se familiariser avec l’école en les tenant régulièrement informés sur la vie de l’école. Cela pourrait être le début d’une relation de confiance qui s’établit avec eux et les tenir au courant de projets, ce qui pourrait les inciter à les accompagner car il s’agit de ”Construire une véritable coopération entre les parents et l’école”, qui est le deuxième titre de cette circulaire.

Car aller chercher les parents qui sont les plus éloignés de l’école permet également aux élèves de mieux se sentir à l’école et de favoriser la réussite scolaire. ² 

Enfin, d’un point de vue réglementaire, nous voyons apparaître dans la Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République6Légifrance. Extrait de la loi sur les partenariats entre parents et écoles. Disponible à : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000027677984/ (consulté le 16 mars 2024). la notion de “parents les plus éloignés de l’institution scolaire” employée par les enseignantes lors des discussions.

4. Ce qu’en disent des collègues

Cette partie s’attache à rendre compte du point de vue de professionnelles très engagées dans leur métier, sensibles à la question de la co-éducation et à discuter de certains éléments. Nous avons mené quatre entretiens.

La personne éducatrice jeunes enfants interviewée a 23 ans, travaille depuis deux ans dans une association en région parisienne. L’association accompagne de jeunes mères seules avec leur enfant. Elles sont logées dans des appartements appartenant à l’association.

Le parent d’élève est une mère de famille de 40 ans, qui a deux enfants (9 ans et 14 ans) et qui est cadre dans une société. Elle est très impliquée dans une association de parents d’élèves qui concerne la maternelle, le primaire, le collège et le lycée. 

Concernant la situation décrite le parent d’élève réagit de la manière suivante :

La mère d’élève dit que “les enseignants n’ont pas tort car dans les milieux défavorisés il y a des personnes de cultures différentes et c’est compliqué car le rapport à l’école dans un pays étranger du leur est compliqué. Ce sont des personnes qui souvent, parlent peu français ou le maîtrisent mal et ils ont du mal à s’accrocher au système scolaire”. Le parent interviewé pense que ” l’enseignant est usé de son travail s’il en arrive à tenir ce type de propos”.

L’éducatrice de jeunes enfants (EJE) pense que les enseignants sont durs dans leurs propos et traduisent une méconnaissance du rôle des parents : « Effectivement depuis que je suis mère, je m’aperçois qu’on ne peut pas s’en foutre de son enfant. Si les parents viennent peu, c’est peut-être parce qu’ils ont beaucoup de travail, parfois jusqu’à 3 emplois par jour, car ils sont pauvres. Donc ils n’ont pas le temps de venir à l’école… ». Elle pense que les enseignants manquent d’empathie. 

  • Pourquoi les parents ne viennent pas à l’école ?

Selon la mère d’élève, pour beaucoup, l’explication de ce phénomène tient au fait que c’est une histoire de classe sociale : 

« Pour une classe sociale peu élevée, cela tient au fait que ce sont des ouvriers et qu’ils ont des horaires de travail élargis ce qui les empêchent de venir à l’école. Ils sont également happés par leur quotidien. Parfois ce sont des parents qui disent qu’ils “n’accordent pas d’importance” à l’école car ils font confiance à l’institution pour s’occuper des enfants et de les instruire. Ou bien ils sont intéressés mais culturellement les parents n’ont pas les compétences pour lire ou écrire et sont de fait éloignés de l’école. Peut-être aussi qu’ils reproduisent leur culture et l’éducation qu’ils ont reçues. Mais il y a aussi des parents qui sont derrière leurs enfants et qui s’intéressent à ce qui s’y passe. »

L’éducatrice de jeunes enfants se demande également si les parents sont au courant du sens pédagogique donné aux sorties. « Est-ce qu’on leur a expliqué ce qu’on attendait d’eux et pourquoi on avait besoin d’eux ? Est-ce que le manque de parents accompagnateurs à l’école ou le manque de parents au rdv du livret tient peut-être à un manque de communication ? Par ailleurs le fait que les parents soient également de cultures différentes montre qu’ils ne connaissent pas les objectifs pédagogiques positifs que ces sorties peuvent apporter. » Cela rejoint l’opinion émise par la mère de famille.

  • Quels sont les moyens pour faire venir les parents à l’école ?

La mère d’élève : « Il faudrait ouvrir l’école aux parents par le biais de projets pédagogiques notamment lors de la restitution, la tenue de moments festifs comme le carnaval, un spectacle de classe, la fête de l’école. Ce sont les enfants qui font venir les parents à l’école. Les associations de parents d’élèves élus ont également un rôle à jouer : lors de rencontres café des parents, ils peuvent échanger avec tous les parents et entre eux, les parents peuvent apprendre des choses sur l’école. » 

L’EJE se demande s’il y a une vie à l’école qui donnerait envie à des parents de venir s’investir. Elle propose de demander aux parents à quelles sorties ils ont envie de s’inscrire. « Les parents pourraient proposer des sorties en lien avec le programme et ils choisiraient leurs sorties à accompagner. »

  • Comment redonner confiance aux parents ?

La maman d’élève : « Une des solutions pour redonner confiance aux parents et les faire venir à l’école serait de communiquer plus et de manière plus efficiente avec eux et notamment par le biais de rencontres physiques. Laisser plus de temps lors des rdv pour échanger, apprendre à se connaître et ne pas être seulement dans du descendant. Les parents ont besoin de parler de leur enfant. »

L’EJE pense qu’il faut les inviter en leur proposant des ateliers participatifs. 

Les deux autres personnes interrogées sont deux enseignantes très impliquées dans leur profession qui exercent  dans deux circonscriptions différentes et avec des modalités différentes : 

L’une est enseignante spécialisée à dominante pédagogique ; elle exerce dans 4 écoles dans le Val-de-Marne. Elle intervient auprès de petits groupes d’élèves selon leurs besoins éducatifs auprès de publics variés issus de milieux populaires entre autres. Elle rencontre les mêmes problématiques dans son contexte d’exercice. Selon elle, 30 % des familles sont en phase avec les attentes de l’école, 40% accordent de l’importance à l’école s’il se crée une relation positive avec l’enseignant. « Ce sont des parents qu’il faut faire entrer dans l’école, avec qui il faut créer le lien : via le café des parents, en les incluant dans des projets en lien avec leur propre culture, en leur proposant  d’assister à des ateliers en classe en tant qu’observateurs ou acteurs, et d’avoir des rencontres « moments de vie » qui réunissent tout le monde, équipes pédagogiques, familles, équipes périscolaires (fête de l’école etc.) ». Elle insiste sur l’importance du vocabulaire employé par les équipes enseignantes : « avoir les bons mots, ne pas interpeller les parents à la sortie de l’école, toujours prendre rdv pour parler de leur enfant et  toujours préparer des points positifs pour parler d’un élève à ses parents ; faire attention aux mots écrits sous le ton de la colère. Souvent, ces familles font confiance à l’école et ne se sentent pas forcément légitimes, soit parce qu’elles ne maîtrisent pas bien la langue française, soit parce qu’elles ne comprennent pas le vocabulaire pédagogique employé, soit parce qu’elles ont été en échec scolaire et qu’elles ont des représentations négatives de l’école. De plus, les enseignants attendent des parents qu’ils aient un projet pour leur enfant. Néanmoins, 30 % des familles restent malgré tout éloignées des attentes des enseignants, qui en général finissent par accepter cet état de fait. Un des vecteurs de changement semble avoir été l’implication des équipes enseignantes dans l’accompagnement global des familles. Par exemple fournir des photocopies aux familles qui n’avaient pas internet pendant le Covid, prendre les rdv auprès des médecins, les aider dans leurs démarches administratives etc. En contrepartie, les équipes pédagogiques demandent aux parents d’inscrire leurs enfants à la cantine, à l’aide aux devoirs, dans les associations sportives, mais ils se demandent néanmoins jusqu’à quel point ils doivent entrer dans la vie des familles et quelles sont les limites de leur rôle. » Elle explique avoir vu des changements dans les relations entre les familles et les équipes enseignantes mais souvent après plusieurs années. Pour ce faire, une école avait choisi un enseignant référent qui assurait le lien avec les familles (pour les absences, pour les réunions, etc.). Elle conseille aussi de s’appuyer sur des parents relais (que sont normalement les parents élus).

La deuxième enseignante interrogée exerce en CM2 dans une école élémentaire des Hauts-de-Seine. Elle enseigne auprès d’élèves issus de milieux privilégiés et de milieux populaires. Elle est très engagée dans sa pratique professionnelle. Elle mène de nombreux projets qui enrôlent ses élèves et les valorisent au-delà de leurs performances scolaires (comédie musicale, classes découvertes, veillées théâtrales…). Elle constate aussi que certaines familles ne viennent pas aux réunions lorsqu’elles ont une thématique scolaire (équipe éducative, voyage scolaire) mais qu’elles se déplacent pour les moments festifs (comédie musicale, kermesse, veillées…). Lorsqu’il y a rupture de communication avec une famille, elle explique qu’on peut réussir à recréer du lien en ayant un discours sans jugement, qui ne positionne pas l’enseignement comme supérieur aux parents. Selon elle, les enseignants attendent des parents qu’ils acceptent les informations communiquées par eux concernant leur enfant – comportementales ou scolaires – et qu’ils agissent pour aider leur enfant – prise de rdv éventuelle, suivi des devoirs, suivi par le RASED, etc. Elle pense que certaines familles attendent que l’école résolve les éventuels problèmes sans leur demander d’agir. « Il peut y avoir des malentendus sur les missions de l’enseignant : certaines familles attendent de l’enseignant qu’il gère les rendez-vous avec l’orthophoniste ou le CMP etc., qu’il apprenne à faire du vélo, à nager à leur enfant. » Pour améliorer les relations entre l’école et les familles dites éloignées, elle pense qu’il faut les convier à des moments festifs découplés des résultats scolaires. Elle pense en outre qu’il faut restaurer le statut et définir le rôle de l’enseignant par un discours clair et soutenant de la part de la direction et de l’inspection.

Ces quatre entretiens ont corroboré les éléments communiqués par la recherche sur la co-éducation et sur les problématiques afférentes. 

Dans notre entretien avec la mère d’élève, nous avons été surpris qu’elle puisse abonder dans le sens des enseignants, qu’un parent puisse avoir cet esprit critique face à d’autres parents, comme si une mère d’élève devait forcément prendre parti pour les personnes du groupe au sein duquel elle est identifiée. Un autre point évoqué lors de ces entretiens a été celui de la définition du rôle de l’enseignant : quelles sont les limites à fixer dans ses interventions auprès des familles, quant bien même celles-ci sont génératrices de confiance ? 

Enfin, il n’est pas étonnant que l’EJE puisse dire que les enseignants tiennent des propos durs, car une EJE travaille de manière proche avec les familles et de fait les connaît mieux. Nous pouvons l’expliquer par sa formation et son positionnement, moins normatifs, elle s’adapte aux situations particulières individuelles.

5. Les ressources universitaires

Les propos des enseignantes portent sur « les parents », dont beaucoup sont qualifiés par elles d’ « éloignés de l’école ». Nous pouvons nous interroger sur l’origine de cette expression. En effet, elle est à la fois employée dans des travaux de recherche, par exemple chez Gilles Monceau7Monceau, G. (2014). Effets imprévus des dispositifs visant à rapprocher les parents éloignés de l’École. Éducation et Sociétés, 34, 71-85. DOI : 10.3917/es.034.0071. et, comme nous le verrons plus loin, dans la Loi de Refondation de l’école de juillet 2013. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’appropriation de cette expression, qui tend à se lexicaliser par proximité avec d’autres expressions elles aussi lexicalisées telles l’expression de « publics éloignés » dans le domaine de la culture par les enseignantes, vient plus de la connaissance des textes officiels que de la recherche, si l’on rapproche cet usage des représentations erronées. Les enseignantes ont par ailleurs fait remarquer, comme cela a été évoqué dans la première partie, que cette expression peut être prise au sens littéral de parents qui se tiennent physiquement loin de l’école. Mais on peut aussi interroger cet éloignement en termes de distance entre milieu social des enseignants et milieu social des parents – de certains parents. Peut-être les enseignantes utilisent-elles ces termes pour parler, consciemment ou inconsciemment, d’une réalité : elles appartiennent à une classe sociale différente de ces parents de familles populaires, et constatent ainsi les différences de codes langagiers, comportementaux, etc. 

A contrario, comme le souligne Gilles Monceau, « le point de vue des représentants des parents d’élèves est souvent plus proche de celui des enseignants que des autres parents, y compris lorsque leur situation socio-économique est plus éloignée de celle des enseignants que des autres parents. Les implications de ces parents scolairement investis peuvent déterminer leurs perceptions plus fortement que leur appartenance à une catégorie sociale. »8Monceau, G. (2014). Effets imprévus des dispositifs visant à rapprocher les parents éloignés de l’École. Éducation et Sociétés, 34, 71-85. DOI : 10.3917/es.034.0071. Ceci peut être un facteur qui explique que les représentants des parents n’aient pas remis en cause le constat enseignant lors de la concertation.

Si l’on revient à cette notion de parents éloignés de l’école, synonyme de délaissement des enfants et de désinvestissement de la relation à l’école selon les enseignantes, on voit que cela ne correspond absolument pas aux constatations que fait la recherche. Dès 1998, Daniel Thin, dans Quartiers populaires, l’école et les familles, interroge les discours stigmatisants que peuvent avoir les enseignants et travailleurs sociaux à l’encontre des familles populaires. Il montre que « Enseignants et travailleurs sociaux sont au fond d’accord pour indiquer la famille comme le lieu social où s’ancrent les problèmes scolaires auxquels ils sont confrontés et qu’ils tentent de résoudre. […] Une telle vision interdit de chercher les causes d’un obstacle aux apprentissages scolaires ailleurs que dans une défaillance familiale ou même, à la limite, d’envisager qu’un achoppement passager ou nouveau dans la scolarité d’un élève, qu’un changement de comportement puisse trouver son origine au sein de la classe ou de l’école. »9Thin, D. (1998). La perception des familles populaires par les enseignants et les travailleurs sociaux. Chapitre 4, p. 67-68, 90-91. In : Quartiers populaires : l’école et les familles. Lyon : Presses universitaires de Lyon. DOI : 10.4000/books.pul.12429. Cet éclairage nous montre ainsi comment l’institution et ses acteurs externalisent les causes des difficultés des élèves et protègent ainsi leur exercice professionnel individuel et collectif. Nous retrouvons dans les propos et les documents collectés par Daniel Thin des mots très proches de ceux qui ont été prononcés dans notre cas : « délaissement », « des parents non concernés par la scolarité de leurs enfants » et même « ils s’en foutent ». Nous voyons donc que nous n’avons pas à faire à un cas particulier, une anomalie mais bien à un discours récurrent de la profession. L’auteur souligne comment se déploie un discours paradoxal, à la fois sur « l’incurie des parents », « qui s’articule avec la recherche d’une amélioration du sort scolaire et social des enfants ». Et plutôt que de stigmatiser le discours stigmatisant, il rappelle que « les catégories appliquées aux familles populaires par les enseignants et les travailleurs sociaux sont des catégories incorporées, impensées comme catégories sociales appliquées dans un rapport de domination, que les discours sont le produit de la rencontre entre des mode de vie, des pratiques, des manières de faire, etc., qui vont à l’encontre des dispositions socialement incorporées, de l’ethos des enseignants et des travailleurs sociaux, que l’on peut comprendre que ces derniers sont eux-mêmes dominés par leurs catégories de perception socialement constituées. » On comprend ainsi qu’attaquer de front ces représentations n’est pas forcément la meilleure piste pour les faire évoluer, mais on peut faire l’hypothèse qu’un travail de déconstruction qui prendra en compte les imaginaires, les émotions ainsi que la raison, aura plus de chance de porter ses fruits.

Si l’on essaie de considérer objectivement ces représentations et de les confronter aux enquêtes menées par les chercheurs, on peut en effet voir qu’elles ne correspondent pas à la réalité. L’idée selon laquelle les parents de familles populaires ne seraient pas conscients des enjeux scolaires et n’investiraient pas la scolarité de leurs enfants est battue en brèche par toutes les recherches, ainsi que le souligne Pierre Périer dans Des parents invisibles, l’école face à la précarité familiale10PÉRIER, P. (2019). Des parents invisibles : L’école face à la précarité familiale, p. 71. Paris : PUF. : « Cette recherche montre sans équivoque, et dans la lignée d’autres travaux, que les fractions précaires et immigrées des familles populaires ont une conscience forte de l’enjeu scolaire et une ambition affirmée de poursuite d’études pour leurs enfants (Terrail, 1984 ; Thin, 1998 ; Périer, 2005 ; Poullaouec, 2010). Les parents espèrent leur réussite, aussi bien filles que garçons […]. L’école est notamment valorisée parce qu’elle est vue comme permettant l’acquisition de savoirs fondamentaux ,mais aussi parce qu’elle donne les moyens d’assurer un avenir dans la mesure où elle dote les jeunes générations d’un “niveau”, d’un “bagage”, d’un “diplôme.“ »11PÉRIER, P. (2019). Des parents invisibles : L’école face à la précarité familiale, p. 73. Paris : PUF.. L’auteur souligne que « Les espérances subjectives et projections dans des carrières « réussies » se traduisent par la valorisation des études et de l’école, leur attribuant un pouvoir sans partage pour forger les destins. »L’école est donc centrale dans les préoccupations des parents d’élèves et le vocabulaire employé montre bien son intensité. 

Les chiffres collectés par une enquête de l’INED et de l’INSEE sur des parents issus de l’immigration ne montrent pas autre chose. 

Si le suivi scolaire que les enseignants interprètent comme le signe de l’investissement dans l’école est variable, la « croyance en l’école » ne descend pas en dessous de 81% pour les parents d’Afrique subsaharienne et monte jusqu’à 90% pour les parents nés en Algérie. Tout ceci est bien loin d’un désintérêt !

Pierre Périer montre pourquoi ces parents issus de milieux populaires restent « invisibles » aux yeux des enseignants, les causes étant multiples et complexes : vécu scolaire personnel difficile, conditions de vies précaires et imprévisibles, « étanchéité » entre vie familiale et école, etc.

En résumé, et en reprenant Daniel Thin12Thin, D. (1998). La perception des familles populaires par les enseignants et les travailleurs sociaux. Chapitre 4, p. 67-68, 90-91. In : Quartiers populaires : l’école et les familles. Lyon : Presses universitaires de Lyon. DOI : 10.4000/books.pul.12429., « Les enseignants méconnaissent les véritables implications scolaires des parents qu’ils rencontrent peu. Il reste souvent difficile pour eux d’admettre que des parents ne répondant pas à leurs invitations puissent être préoccupés par la scolarisation de leur enfant ou le fonctionnement de l’école et dès lors d’agir sur la relation de ces parents à l’institution scolaire. »

Yaël Brinbaum explique en outre dans l’article Les familles immigrées et l’école13Brinbaum, Y. (2013). Les familles immigrées et l’école, à l’encontre des idées reçues. In : Diversité (Ed.), La ville, l’école, la diversité : 40 ans de solidarité. CNDP, N°74, pp. 150–161., à l’encontre des idées reçues : « Toutes les analyses convergent pour montrer qu’un faible encadrement familial de la scolarité des enfants ne signifie pas un désintérêt pour l’école, mais plutôt une faiblesse du capital scolaire et culturel mobilisable par les parents pour soutenir la scolarité de leurs enfants, et un manque de familiarité avec le système scolaire et ses attentes. »

Les parents se sentant démunis, ce sont très souvent les fratries qui vont pallier les absences de ressources parentales, les aînés aidant les cadets. Lorsqu’elles ne disposent pas de ressources suffisantes, notamment pour les aînés, les familles élargissent le cadre de l’aide scolaire à des personnes ou à des structures extérieures.

La participation aux réunions de parents d’élèves est également liée aux caractéristiques des parents. Elle diminue significativement lorsque la mère, de langue maternelle étrangère, ne parle pas le français. Certains parents évitent les contacts avec les enseignants, que ce soit par respect à leur égard, par manque d’instruction ou par crainte de ne pas comprendre ce qui est dit lors de ces rencontres. Ce qui peut être perçu comme un désintérêt des familles pour l’école par des enseignants est en réalité une forte confiance en l’école.

Or, pour reprendre le concept élaboré par le chercheur Gaston Pineau, on peut remarquer qu’il n’y pas  de parité d’estime, c’est-à-dire de reconnaissance mutuelle du statut et de la compétence de chacun, enseignants et parents, sans jugement, basée sur la confiance. 

6. Pistes de résolution de la situation

Le premier type de réactions possibles peut être qualifié de réactions « à chaud » : lors d’une conversation informelle dans un climat bienveillant, la directrice de Canopé peut introduire des apports de la recherche objectifs pour amener les enseignants à interroger leurs représentations, et leur proposer de leur faire passer une sélection de ressources bibliographiques et/ou multimédia pour creuser le sujet.

Les représentants des parents présents auraient pu être sollicités pendant la concertation pour savoir s’ils partageaient ces représentations, quelles étaient les leurs et s’ils avaient des idées pour faire évoluer ces rapports.  

Dans un second temps la directrice de l’Atelier Canopé peut prendre rendez-vous avec la directrice de l’école et suggérer d’utiliser du temps de concertation pour proposer un temps de formation des enseignants sur la co-éducation. 

Lors du conseil des maîtres suivant, la directrice revient sur l’épisode, cite des propos et pose le diagnostic des relations dégradées. Elle fait référence aux circulaires et textes législatifs sur le sujet. Elle propose un brainstorming pour permettre aux enseignants d’exprimer leurs besoins sur ce sujet et pour imaginer des solutions positives, en pariant sur le fait que des actions qui fonctionnent vont permettre aux enseignants de modifier leur point de vue et de rétablir la confiance. Le brainstorming a dans cette situation plusieurs avantages : 

  • travailler sur la dynamique de groupe : la directrice crée un temps de travail basé sur l’horizontalité et le non-jugement qui sont les principes de bases,
  • enclencher une dynamique possible : le brainstorming vise à favoriser une réflexion créative d’abord individuelle puis collective. Cela permet de passer du stade des récriminations à celui de l’élaboration de pistes de solutions, dans une dynamique collective et d’émulation.

A la suite de ce brainstorming, la directrice de l’Atelier Canopé, en tant qu’opérateur de formation des enseignants, peut proposer à la directrice de l’école et son équipe pédagogique, lors d’un conseil de cycle, une analyse de ce brainstorming et des pistes concrètes d’actions dans les relations avec les familles. A moyen terme elle peut solliciter l’inspection et l’équipe des formateurs de la circonscription, et proposer, dans le temps imparti de formation continue des enseignants, un module sur la co-éducation articulé autour de 3 axes 

  1. Histoire de la construction de l’école sans les parents,
  2. La co-éducation : explication du concept et expliciter les malentendus,
  3. Pistes : portes ouvertes aux familles, personnes ressources sur le territoire (ATSEM, animateurs périscolaires etc.), réunions entre parents, ressources de l’éditeur plurilingue Dulala, etc.

Une formation basée sur des éléments plus sensibles peut être envisagée. Si cela est possible, des rencontres peuvent être organisées avec des parents issus de classes populaires ou dans la précarité grâce à des partenariats avec ATD-Quart Monde ou les Universités populaires de parents. A défaut, la vidéo-témoignage14Action éducative. Vidéo pédagogique. Disponible à : https://tube-action-educative.apps.education.fr/w/3829c5e8-249c-4ebe-bd1f-95de631a83be (consulté le 7 avril 2024). d’ATD-Quart Monde, Peurs réciproque, qui donne la parole à des parents précaires, est très touchante et peut permettre un décalage quant à la perception de ces parents dits « éloignés de l’école » , propice à la remise en cause des stéréotypes. 

Peut-être cela serait-il possible de travailler également avec l’équipe du centre de loisirs, qui a probablement une bonne connaissance des familles, dans des relations moins formelles. Une proposition pourrait être d’étendre la démarche des ateliers philo au travail sur la co-éducation, le directeur de l’ALAE, les animatrices et animateurs ayant manifesté leur intérêt au formateur Canopé lors de la formation des enseignantes de cycle 2. Des ateliers parents-enfants-enseignants-animateurs périscolaires peuvent être organisés sur le temps scolaire et/ou périscolaire. En effet, ceux-ci prennent en compte la dimension sensible, voire corporelle : ateliers basés sur des supports inducteurs tels que la littérature de jeunesse15Chirouter, E. (2023). Vidéo pédagogique. Disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=UqhGrd_P9As (consulté le 7 avril 2024)., ateliers philo-art16Pastorini, C. (2023). Philosophie pour enfants. Disponible à : https://www.ateliersdephilosophiepourenfants.com/ (consulté le 7 avril 2024)., basés sur le mime, le dessin. Ils peuvent grandement contribuer à l’empathie, l’écoute de l’autre et donner à voir les individus dans d’autres relations. Chaque « catégorie » de participants : parents, personnels éducatifs, enfants, apprend à respecter la parole de l’autre, y compris dans les désaccords et différences de point de vue. Ce dispositif aurait, dans notre cas, l’intérêt d’inclure les enfants, prenant pleinement en compte leur rôle de « go between »17Tessaro Walther, A. (2004). L’élève acteur des relations famille-école : stratégies de transmission des messages. Revue suisse des sciences de l’éducation, 26, 327-341. et les effets que les relations entre leurs parents et les équipes éducatives peuvent avoir sur eux, et vice-versa.

Une alternative peut aussi être de proposer un travail conjoint des enseignants et des parents. Cela pourrait avoir pour effet de faire évoluer les représentations mutuelles : en effet, on constate que la relation n’existe que peu avec certains parents, et mettre en place des formes de dialogues pourrait contribuer à la rétablir. La démarche des Regards croisés proposée par ATD-Quart Monde, qui permet de partager les savoirs des parents et des professionnels au service de la réussite des enfants, pourrait en être un autre. Le rôle de la directrice de l’Atelier Canopé pourrait alors être de tisser des partenariats, de réaliser de l’ingénierie de projet et de co-animer les rencontres pour que ce type de démarches soit mise en place. L’intérêt de ce dispositif spécifique est, entre autres, de permettre aux parents d’élaborer, d’accorder un discours sur les savoirs d’expérience et d’accorder une valeur équivalente à la parole et au savoir de chacun dans son propre rôle, ce qui contribue à recréer une parité d’estime. 

Si l’on creuse l’idée de l’interconnaissance par la pratique commune, il est possible de créer des projets pédagogiques propices à la rencontre. La création d’un jardin d’agrément ou potager dans la cour de l’école est un support qui peut être très fructueux : les parents peuvent partager leur savoir-faire et contribuer au projet pédagogique (jardinage, cuisine autour des aliments produits, petit bricolage – hôtel à insectes, aménagements divers, etc.). C’est d’ailleurs une piste intéressante pour mobiliser également les pères. Ces projets, où chacun peut oeuvrer au bien commun de sa place peut favoriser la reconnaissance des savoirs de chacun. 

Il permettent aussi de rendre les enfants fiers de leurs parents qui trouvent leur place et une légitimité à l’école. SALTO18Salto Project. Disponible à : https://www.salto-project.be/francais/projet (consulté le 7 avril 2024)., un programme de la commune de Bruxelles Saint-Joost donne également un rôle aux parents allophones : les parents, après une formation d’assistants pédagogiques, viennent animer sur le temps scolaire des séances autour d’ouvrages de littérature de jeunesse, donnant une place légitime aux langues et cultures familiales à l’école. Les effets sont multiples : légitimation des parents auprès des enseignants, valorisation des parents et de leurs langues, résolution du conflit de loyauté dans lequel peuvent être pris des enfants entre culture de l’école et culture familiale, développement de compétences et du pouvoir d’agir des mères, etc. Des projets similaires, bien que de moindre ampleur sont développés en France par l’association AFALAC19Famille, langues, cultures. Actions de terrain. Disponible à : https://famillelanguescultures.com/pages/actions-de-terrain/ (consulté le 7 avril 2024)..

Des sujets de formation communs sur des préoccupations partagées comme la communication bienveillante, seraient également une piste pour créer un esprit de groupe. 

7. Prendre parti

Murielle : si j’étais la directrice de Canopé j’irais voir la directrice de l’école pour lui faire part des propos des enseignants sur les parents que j’ai entendus à cette concertation et lui demander quelles seraient les solutions envisageables ensemble (école et Canopé) pour offrir une formation aux enseignants sur la co-éducation ? Les enseignants susnommés ne seraient pas visés personnellement par la directrice de l’école si elle met en place un groupe de travail à ce sujet.

L. : Compte tenu de la situation de crise dans la relation équipe enseignante-parents, j’axerais dans un premier temps mon action auprès de l’équipe pédagogique pour : 

  • comprendre les sources du conflit  afin de les hiérarchiser, de les regrouper, de les structurer,
  • laisser leurs émotions s’exprimer : certains enseignants très impliqués dans leur travail peuvent ressentir de la frustration, du découragement et ont besoin d’être entendus.
  • leur donner des éléments de compréhension des situations familiales qui peuvent être celles de leurs parents d’élèves : mère qui n’ose pas dire qu’elle ne sait pas lire, complexes par rapport aux enseignants, parents qui ont été en échec scolaire, familles monoparentales ou nombreuses etc.) et avancer sur le terrain de l’empathie : des parents « éloignés » de l’école ne le sont pas forcément par choix,
  • leur proposer des pistes de résolutions : je leur exposerais des démarches qui ont été expérimentées dont ils pourraient peut-être se saisir, l’idée n’étant pas d’être injonctive, mais de leur donner des pistes pour apaiser les tensions,
  • je leur demanderais de lister les attentes qu’ils ont des parents d’élèves, celles qui leur paraissent les plus importantes. Par exemple, 3 objectifs précis (ex : lire ou se faire lire et signer les cahiers de liaison, être présents aux réunions etc.).

Dans un second temps, je contacterais les parents délégués ou des parents représentatifs afin de mener la même démarche auprès d’eux. Dans un troisième temps, je proposerais une rencontre à partir des données collectées de part et d’autre pour envisager des pistes validées par les différents acteurs.

D. : J’ai d’abord interprété cette situation du point de vue de la professionnalité des enseignants. En effet, j’ai pensé que les enseignants n’étaient pas formés à cette question de la co-éducation (formation initiale, formation continue, auto-formation), ne possédaient pas des connaissances issues de la recherche suffisantes et que cela entraînait des interprétations erronées et jugeantes du comportement des parents. Par exemple, une équivalence était faite entre parents invisibles et parents démissionnaires. Mais ce qui m’apparaît maintenant, c’est surtout que le dialogue nécessaire entre parents et enseignants est trop peu noué et que cela crée des représentations stéréotypées et des peurs réciproques. On pourrait tabler sur le fait qu’un dispositif qui créerait un dialogue à parité aurait donc le double mérite de créer/recréer de la relation, de développer une interconnaissance, une culture commune et éventuellement une envie d’agir conjointe ou complémentaire. C’est, dans l’intention, l’un des objectifs de la démarche Notre école faisons-la ensemble, et on peut présumer que ce dialogue mériterait d’être prolongé et élargi pour parvenir à ses fins.La recherche pourrait également être mobilisée au profit du développement des connaissances de chaque « catégorie » d’acteurs. Un dispositif comme les Croisement des savoirs d’ATD-Quart Monde me paraîtrait donc le plus intéressant, parce qu’il peut permettre de développer aussi le pouvoir d’agir. C’est une proposition de démarche mais il en existe vraisemblablement d’autres à explorer, comme le projet SALTO évoqué plus haut ou les Universités populaires de parents. 

Je suis aussi convaincue que des projets d’éducation artistique et culturelle, autour de communs comme des Fablabs, des jardins pédagogiques, une cour ouverte, pourraient être riches en rencontres, découvertes de compétences et dialogues informels qui se nouent en faisant. Une partie des stéréotypes stigmatisants pourraient peut-être se résoudre d’eux-mêmes par le partage de moments de vie, qui peuvent aussi être des moments d’apprentissage pour les enfants. 

Le rôle de Réseau Canopé pourrait être de proposer ce projet, de donner à voir des actions ou dispositifs originaux, de convaincre les acteurs associatifs, enseignants, parents, hiérarchie de l’Éducation nationale et de le mettre en œuvre. Cela pourrait avoir lieu dans le cadre de la Cité éducative, qui a pour mission de fédérer les acteurs, de prototyper des solutions, de les expérimenter et de les évaluer.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

Proposer une analyse complémentaire

Merci de vous identifier ou de créer un compte gratuit pour contribuer à la plateforme GPS Educ'.

Table des matières

Auteur/autrice de la publication
Les analyses complémentaires
Il n’y a pas d’analyse complémentaire pour cette situation. Vous pouvez en proposer une en remplissant le formulaire en bas de page.
Télécharger
Mots-clés
Forum
Partager

Pourquoi proposer une analyse complémentaire ?

  • rectifier ou préciser une information donnée dans le texte ;
  • identifier de nouveaux enjeux et/ou développer certains enjeux peu explicités dans l’analyse initiale (en lien avec l’item « Les problèmes posés par la situation ») ;
  • ajouter des références à de nouveaux textes réglementaires susceptibles d’apporter de nouveaux éclairages à l’analyse de la situation (en lien avec l’item « La dimension réglementaire ») ;
  • ajouter des références à de nouveaux textes de recherche susceptibles d’apporter de nouveaux éclairages à l’analyse de la situation (en lien avec l’item « Des ressources universitaires ») ;
  • ajouter des résultats d’enquêtes menées auprès d’autres enseignants, personnels travaillant dans l’établissement, parents, élèves… (en lien avec l’item « Ce qu’en disent des collègues et d’autres acteurs ») ;
  • contribuer à la définition des pistes de résolution (en lien avec l’item « Pistes de résolution de la situation ») ;
  • prendre parti sur la base des ajouts/modifications effectuées (en lien avec l’item « Prendre parti »).

Table des matières